(dimanche 12 février 2023)
La fin de ce Journal, tant de fois annoncée, repoussée, crainte, désirée, se profile à l'horizon. Dans un mois je clôturerai, je scellerai, je lierai, ce monceau de feuillets électroniques, aux côtés de Carmela je l'espère, et il me restera à imaginer les modalités de transformation de ce monceau tout de signaux lumineux en un autre monceau – de signes imprimés. Réserverai-je alors ce tas de feuilles à mes enfants, ma famille, mes amis, comme je l'avais d'abord prévu, ou aurai-je l'ambition d'en partager la diffusion plus largement comme me le suggère Carmela ? Ce n'est pas du sein de ce Journal que montera la réponse à cette question. Laissons-la en suspens. N'oublions pas l'essentiel : dimanche, c'est poésie.
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J'eusse aimé parler dans ces pages de nombreux poètes encore. Tant d'écrivains méritent d'être nommés, arrachés à l'oubli, ne serait-ce que par un autre écrivain qui y plongera rapidement à son tour. Comme Dubuffet, je sais que la « culture » est « asphyxiante » et qu'elle a réussi à étouffer la voix de grands génies que nous ne parviendrons pas à exhumer tant l'oubli les a profondément recouverts, ou même d'excellents artisans – quel éditeur aura par exemple le bon goût de désensevelir Le Premier de la classe de Benjamin Crémieux (qui n'est pas un complet inconnu mais ne survit doucement que par ses articles critiques), certes pas un recueil de poèmes mais l'un des plus beaux récits de l'adolescence que je connaisse, et le premier livre qui me vienne à l'esprit quand je pense aux grands livres oubliés ?
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Je ne voulais pas clore ce Journal sans parler de Pierre Dhainaut. Le premier poète auquel j'aie envoyé un mot, j'avais 18 ans ou à peu près, qui m'ait répondu (plus tard Yves Bonnefoy me ferait l'amitié de quelques lettres en retour de mes premiers poèmes d'adulte), avec qui j'aie entretenu une correspondance, avant que nous nous rencontrions et nouions, j'ose l'affirmer, des liens d'amitié, liens que j'ai ensuite laissés se dénouer au fil des années d'une vie sentimentale tumultueuse, ce qui attrista Pierre Dhainaut et son épouse Jacqueline. Il est de bon augure pour ce Journal, cher Pierre, que j'achève ce petit cycle poétique dominical en votre compagnie.
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Je ne proposerai pas de présentation biographique de Pierre Dhainaut ni même de ce qu'il répugnerait à qualifier comme son « œuvre ». Je retiendrai de ces décennies d'écriture que le poète fut proche, dans sa jeunesse, du cercle tardif du surréalisme, qu'il connut donc Breton dont Jacqueline me brossa, lors d'une de nos conversations, un portrait comme elle en a le secret : Breton avait un jour, me confia-t-elle, enfilé un jean et décidément ça ne lui allait pas. Cette simple notation m'est restée à l'esprit et me communique aujourd'hui encore le sentiment de la présence de Breton plus fortement, plus charnellement, que mainte page biographique. Jacqueline m'a de même permis de deviner, de voir, Joyce Mansour, à travers une ou deux remarques incidentes, lesquelles ressurgissent dès que je feuillette l'œuvre complète de la grande écrivaine méconnue.
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Pour autant, les livres de Pierre Dhainaut ne portent plus, depuis un demi-siècle, les traces de cette initiation surréaliste. Gracq avait aimé Le Poème commencé qui inaugure l' « œuvre », un recueil à la forme plus distribuée, maîtrisée, que les recueils qui suivront (hormis deux ou trois livres influencés, quasi dictés, par Bernard Noël que Pierre Dhainaut fréquentait alors, livres crispés, sondant la ténèbre, appétant la souillure, dans une forme compliquée (non pas complexe), livres somme toute peu vivants, très contraints). Dans Le Poème commencé, en 1969, le surréalisme fait entendre sa voix si typée, je cite au hasard : « Sur chaque épaule un bref instant / une flamme s'élève / tes doigts la font durer // pour que noire ta robe éclate / sous l'aigrette des ongles (…) » (in Nue, p. 41). « Aigrette », en voilà un mot-talisman ! Un authentique vocable surréaliste ! Qui avait donné son titre à l'un des poèmes de Clair de terre mais ne jettera ses feux au milieu des vers de Pierre Dhainaut qu'assez peu de temps, roulant bientôt dans le souffle qui balaiera les architectures formelles et dissipera les derniers effluves du parfum capiteux de Rita Renoir. Il faut dire que le poète et son épouse vivaient déjà à Dunkerque et qu'il n'est pas imaginable que les interminables plages blanches du Nord, l'ample vent qui les arase jusqu'à l'os, l'abstraite et confondante Digue du Braek, la lumière indécidable qui impressionna l'œil de Nicolas de Staël, n'aient pas exercé leur influence sur le poème.
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La forme ne chercha plus alors l'élaboration, la capture ou le captivant (qui cernent parfois la limite du geste surréaliste), mais sa propre disparition, sa transparence, pour accueillir. L'un des mots les plus importants et récurrents de la poésie de Pierre Dhainaut est ainsi la « paume », laquelle ne devance pas, comme la main et ses doigts préhensiles, mais recueille le « galet », sa douce rotondité temporaire malgré son poli apparemment inusable. Rien ne dure au milieu des souffles, sauf les souffles eux-mêmes, nous ne sommes que des « passants », mais une telle précarité n'a rien de tragique. Nous la vivrons mal, nous la subirons, si nous enflons notre moi1, si nous nous rendons « opaques » à force d'insister là où nous pourrions communier, dans une « prière » qui n'a rien de religieux mais désigne un consentement, un accord ; où nous pourrions communier avec l'air. « Rien de plus / précieux que le don, / le don nous allège. »2 L'art de Pierre Dhainaut, dans son tact d'une infinie tendresse, se présente humblement comme un « viatique » (autre mot récurrent du vocabulaire dénudé du poète, dont il ne serait pas facile de définir l'usage et qui n'en a d'ailleurs pas besoin pour résonner) pour se rendre disponible, être capable d' « offrande ».
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Un de mes amis, Dioclès, est mort il y a plus d'une décennie, des suites d'un cancer qui l'a dégraissé, décharné, le laissant retomber sur son triste lit d'hôpital comme un insecte aux membres tendineux choit dans une assiette. Dioclès, toi, le beau gars noir qui séduisais sans compter et fus pleuré à ton enterrement, mené selon les terribles fastes africains (les pleureuses en boubous multicolores), par tes nombreuses conquêtes féminines, je t'avais offert un livre, un livre mince, et c'était un livre de Pierre Dhainaut. Je ne savais pas d'autre livre qui pût prendre place sur ta table de chevet sans paraître déplacé, inutile. Là encore le mot « viatique » recouvra de son acuité, et de ce jour j'ai posé comme une vérité sans nuance possible qu'un recueil de textes peut se dire, s'estimer, recueil de poèmes s'il supporte cette épreuve : de mériter d'être l'un des derniers, peut-être l'ultime, livres lus par un mourant. De subir cette lecture impitoyable. À cette aune, que retenir de l'Oulipo, et de la plupart des tentatives formalistes, aussi bien que gallimardiennes, du demi-siècle passé ?
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Quel recueil t'ai-je offert ? J'ai honte de ne plus me le rappeler. Seule la maison d'édition demeure dans ma mémoire, Arfuyen, chez qui Pierre Dhainaut a publié l'essentiel de son œuvre. Il s'agit sans doute de Prières errantes. Je copie deux poèmes que tu as peut-être lus :
La nuit, même en décembre, survenait du dehors.
Ils observent la vitre ou le plafond,
à l'ouest dans la cour les quelques arbres de clôture,
les vents ne s'y fécondent pas, mais un reflet
qui tremble, l'instant qui savoure l'instant,
ils le perpétuent, ils le ramifient,
et quand la nuque se renverse, que le front se déride,
la nuit viendra-t-elle du cœur ?
C'est bien de lui que la lumière émane.
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Pensent-ils à la mer ? Nous n'osons plus les regarder.
Nous suivons la goutte qui se forme, se détache
de minute en minute et coule dans les veines.
Connaissions-nous la grâce ? Avons-nous empêché
le flux de l'air de se tarir ? Le reflux nous étouffe.
Nous n'apportons ici que des images,
laquelle atténuera l'odeur insatiable d'éther ?
Dès que nous les touchons par hasard aux poignets
la pulsation du flot n'a pas autant de force.
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Beaucoup de recueils gravés dans le marbre friable d'une pseudo-postérité par la critique universitaire et les anthologies paraissent bavards, logorrhéiques, didactiques, ou simplement vains, en comparaison de ces mots nus, de cette voix aussi légère que le souffle qu'elle célèbre, en lequel elle s'amenuise. Que le souffle vente sur le rivage, qu'il expire sur les lèvres du mourant, ou renaisse à la bouche de l'enfant qui nous succèdera dans la circulation des flux, il est, comme aime à le dire le poète, augural. Le poème n'en est qu'une modulation, ce qui ne lui retire rien de la vigilance qui fait toute sa force discrète et oblige le poète, lequel est à son tour moins l'auteur ou le signataire dudit poème que son témoin de passage.
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« Pour ce matin ce sera tout : le poème en suspens, la journée sera libre de l'approuver ou de le rejeter, elle le fera mieux que toi »3.
Agrandissement : Illustration 1
1 Pierre Dhainaut connaît bien le bouddhisme et notamment le courant zen, sensible qu'il est davantage à la mystique orientale qu'à celle de l'Occident chrétien.
2 P. Dhainaut, Un art à l'air libre, Al Manar, p. 53.
3 P. Dhainaut, Un art des passages, L'Herbe qui tremble, p. 237.