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Billet de blog 13 novembre 2021

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Aux confins (Journal du mois du Corona 73)

Le journal d'un (parmi tant et tant) qui vit au jour le jour le (dé)confinement dû au coronavirus.

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(Samedi 13 novembre 2021)

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Je vis depuis des semaines dans le voisinage des spectres. Tournée dans ces termes, la phrase a quelque chose de ridicule – de sentencieux, d'emphatique, à force de se vouloir ou de se poser comme énigmatique, pire – mystérieuse. Mais non, c'est bien la Stimmung du moment en ce qui me concerne, et, feuilletant ce Journal, je m'aperçois que lesdits spectres, fantômes, revenants, esprits, etc. le peuplent en nombre et depuis longtemps, le plus souvent à la lisière de mon regard.

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Aux Confins, tel est le titre de mon Journal, définitif, temporaire, je ne sais encore, qui évoque l'ambivalence du confinement, de l'enfermement qu'il impose, et de la marge, du lointain qui demeure lié par définition au proche. Les confins ne délimitent-ils pas, eux qui font justement s'atténuer les limites, eux qui les troublent comme les ondes de chaleur, l'été, troublent le paysage et toute perception visuelle, les confins ne dé-limitent-ils pas le lieu de la hantise fantomale ?

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La lecture du livre récemment traduit de Mark Fisher, Spectres de ma vie (aux éditions entremonde), sous-titré Écrits sur la dépression, l'hantologie et les futurs perdus, n'a pas arrangé l'état de mon rapport au Réel dans la mesure où le penseur a mis des mots, des mots d'une grande acuité, d'une grande simplicité qui plus est, sur des intuitions qui me hantent elles-mêmes depuis longtemps mais que je n'avais songé à préciser, encore moins à approfondir. Et ce par le biais d'une culture, d'un savoir, qui ne hiérarchise pas les objets, savants, populaires, mais là aussi dissipe les frontières, les indécide. L'hantologie laisse ainsi flotter le spectre de Derrida, inventeur, dans Spectres de Marx, du néologisme et de la discipline que celui-ci inaugure, qui n'en est pas une, aux côtés des Arctic Monkeys ou de Amy Winehouse, ou de séries comme Life on Mars, … l'hantologie flottant elle-même, s'entrelaçant vaporeusement, avec la plus palpable, tangible, sérieuse, euphonique, ontologie.

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Dans ce brouillard où l'on n'est jamais vraiment sûr d'avoir vu, entrevu, aperçu, entraperçu, des silhouettes qui ne peuvent se manifester, se concéder, que sous la forme, l'informe, de halos, de lueurs, le choc avec le vrai (appelons-le de la sorte) est d'autant plus révélateur, d'autant plus aigu et brutal. Mark Fisher raconte sa première vision d'un clip des Arctic Monkeys illustrant leur chanson I Bet You Look Good On the Dancefloor : il croit honnêtement avoir affaire à une archive sonore des années 1980 (alors que la chanson date de 2005). Même chose avec Valerie d'Amy Winehouse, Fisher, entendant pour la première fois la chanson en déambulant dans un centre commercial, croit spontanément à une archive des années 1960. Rappelons, s'il le faut, que l'écrivain est avant tout connu comme un critique rock érudit. Alors bien sûr, en revenant sur l'écoute des deux singles, en travaillant cette écoute, il ne sera pas difficile d'en exhumer tout ce qui n'est pas d'époque, et de fait rien n'y est d'époque, mais l'impression demeure tenace, note Fisher, que ces chansons constituent autant de lambeaux d'époque congelés dans une stase intemporelle – nous y flottons bien, dans les années 60 et 80, mais isolées, dépoussiérées de toute référence à la durée, soit à leur propre passé et surtout n'aménageant aucune percée vers le futur. Oui, c'est vraiment ce que j'ai ressenti en voyant les Arctic Monkeys se produire sur scène il y a une quinzaine d'années, mais aussi les (inutiles) Kills, en écoutant un peu plus tard les (ennuyeux) White Stripes, … et même, dans le domaine de la musique électronique, en me pelotonnant dans le Last Resort du génial Trentemøller : une rétroversion sonore, mélodique, rythmique, etc. malgré (ou à proportion de) l'utilisation d'un matériel de pointe – mis à jour. Oui, voilà vraiment ce que je ressens en écoutant la production musicale actuelle, fût-ce dans le milieu raréfié de la musique dite « savante », chez Pascal Dusapin, György Kurtág, Keiji Haino, Arvo Pärt, les minimalistes, Morton Feldman, Michel Chion, et tant d'autres – le futur est aboli, il n'a plus lieu. Il est bel et bien « perdu ».

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Ce que j'entends, je l'ai déjà entendu, alors même que je ne l'avais pas (déjà) entendu. Il se peut que ce souvenir ne soit pas le mien, qu'il ne soit le souvenir de personne. Qu'il soit un souvenir en soi. Ce n'est pas une mauvaise définition du fantôme.

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La musique a peut-être l'art d'évoquer les spectres et sa propre spectralité plus sûrement que les autres médiums artistiques. Fisher convoque et/ou s'entretient avec (dans le désordre) Ian Curtis, Leyland Kirby, Tricky, David Sylvian, Burial, Basinski, John Foxx, … tous artistes que j'aime, qui bâtissent quotidiennement la chapelle sonore dans laquelle je me retire, écris, lis, rêve, et ont en commun le talent de faire sourdre les voix, les sons, les rythmes, depuis un fond abyssal impur, un apeiron, une espèce de vase bruyante (bruyeuse, faudrait-il dire) qui alentit la musique, la démusicalise, appesantit voix et rythmes de leurs propres racines immergées, emmêlées. Toute une pâte sonore, une vase fibreuse, gazeuse, une boue qui s'accumule dans l'oreille et nous fait entendre le monde (son glou-glou, son magma) de très loin – mais en même temps dans ce qu'il a de plus proche, car il nous coule dans l'oreille au moment que nous percevons le battement de nos artères. Pas plus que chez Amy Winehouse, le bien-nommé Untrue (car la vérité s'est usée, on peut au mieux aspirer au vrai, à la vérité telle que re-chue dans le marais) de Burial ne vise le futur, mais au moins le sait-il, au moins habite-t-il, tente-t-il d'habiter, l'inhabitable.

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Après sa mort, et ce pendant des années, mon père m'apparaissait en conducteur de la voiture qui se dirigeait vers moi, ou il m'observait derrière la vitre d'un bus, il était assis à mon bureau quand j'allais aux toilettes la nuit. J'ai été surpris que ma sœur l'aperçoive elle aussi. D'autres parents, des amis, lui ont succédé depuis lors. Et il a eu tendance à reculer.

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Qu'après la fameuse « mort de l'art » théorisée par Hegel par anticipation d'un petit siècle environ, l'art soit devenu spectral (ou spectre générique, zone de flottement des spectres) ou « gazeux » (Yves Michaud), n'a rien de bien étonnant. Le plus alarmant en l'occurrence, c'est que le spectre est immortel, il n'en finit pas, non de mourir (seul l'être vivant en est capable), mais d'être mort. Pas de Nirvâna, de libération, de néant, qui permettent d'échapper à l'éternelle usure, au sempiternel essoufflement. Le plus alarmant encore, c'est que la spectralité artistique n'est elle-même que le reflet de la spectralité de l'époque, de l'être humain tel qu'étoffé par l'époque. Dans les miroirs nous distinguons des fantômes (le cinéma y a popularisé leur navigation), mais nous n'avons pas tous compris que ces fantômes sont notre reflet fidèle. C'est nous que nous voyons effrayés. (J'abandonne la phrase précédente à la teneur ambiguë de son effroi.)

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C'est le message inconscient, le magma qui reflue, de films comme Sixième Sens de Night Shyamalan ou Les Autres d'Alejandro Amenábar – il est particulièrement difficile de s'assumer comme spectre, cette auto-assomption passe par le retour analytique (au sens de Freud) sur le traumatisme du passage de la consistance subjective (la chair et l'os) à l'inconsistance spectrale (au flottement). Un vrai travail de deuil. Non pas tourné vers l'autre perdu (comme le futur) mais vers soi-même. C'est traumatisant de s'être perdu. Et d' « être » devenu l'autre.

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« (...) qu'est-ce qu'un fantôme ? qu'est-ce que l'effectivité ou la présence d'un spectre, c'est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu'un simulacre ? Y a-t-il là, entre la chose même et son simulacre, une opposition qui tienne ? » (Derrida, Spectres de Marx, Galilée, p. 31).

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Nous avons passé cinq très belles journées à Venise, Carmela, les enfants et moi, la semaine dernière. Nous avons marché sous la pluie battante, sous un ciel bleu glacé, ou dans la grisaille, vogué sur la lagune opaque, invariablement verte, d'un vert de gouache, au milieu des palazzi et autres édifices trempés d'un nimbe, d'une aura, qui les conserve inchangés depuis un demi-millénaire. J'ai fait mes habituelles visites au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana, propriétés du milliardaire français François Pinault, pour y voir successivement Hypervenezia, une série de photographies de Venise déserte prises par Mario Peliti, « sonorisée » par Nicolas Godin du groupe Air (que j'affectionne), et Contrapposto Studies de Bruce Nauman. Autant le Paris désert d'Atget me fascine (comme il fascinait Walter Benjamin), autant la Venise déserte de Mario Peliti m'a laissé de marbre, contrairement à Carmela. Nous avons heureusement recouvré notre unanimité esthétique par la grâce de la magnifique, généreuse, exposition de Bruce Nauman. Au Ca' Pesaro Carmela m'a fait découvrir l'un des plus grands sculpteurs italiens, mort au début du siècle dernier, Medardo Rosso, dont les œuvres m'ont ébloui. J'y retrouve ce qui m'émeut particulièrement dans la peinture d'Eugène Leroy  : pas la moindre ébauche de question (dans le geste) sur l'alternative figure/abstraction, mais l'affirmation nue de l'être qui sort, qui sourd, de l'indéterminé, de la masse informe primitive, qui s'y confond encore, qui ruisselle des eaux matricielles, et ne va pas tarder à s'y rendormir. Une des dernières œuvres de Rosso montre le visage d'une femme à peine encoché dans la pierre hirsute, comme souligné, caressé, de quelque insensible pression du pouce. C'est la roche entière qui pousse vers le visible, au visible, qui fait effort, accouche, roche parturiente, et va bientôt renoncer, se rendormir – dans l'invisible amniotique. Et la main du sculpteur maïeuticien aide à peine, accompagne plutôt. Laisse repartir.

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La dernière fois que je me suis rendu à Venise, il y a une bonne dizaine d'années, j'avais été impressionné par la beauté des librairies, le raffinement de leurs bibliothèques, et je m'étais offert un exemplaire d'occasion du Journal de Gide dans la Pléiade. C'était au Ghetto, l'un de mes quartiers préférés de la ville. Elles ont disparu. À leur place se sont installés des magasins qui vendent de stupides coques pour smartphones, des vêtements de luxe pour chanteurs de RnB, de la maroquinerie hors de prix, et les inévitables masques (en plastique plutôt qu'en papier mâché), etc. Pire à mes yeux– on peut décider d'aller visiter la libreria Acqua Alta, sur la foi des dizaines de milliers de clics admiratifs postés sur internet, au vrai un vague cagibi où des cageots de mauvais livres de supermarché sont empilés à la va-comme-je-te-pousse, voire, la librairie ayant été inondée, forment des marches d'escalier, des colonnades, festonnées de pages délavées rendues à leur combinatoire alphabétique originelle. Alors certes il y a des chats qui font ici leur sieste entre les piles moisies. Mais bon... Au moins le Ghetto a-t-il été épargné par la déferlante du consumérisme fier de sa bimbeloterie, et préserve-t-il de son austérité poignante. Pour ce qui est des bibliothèques, elles branlent encore au Ghetto sous quelques dizaines de grimoires illisibles par moi, dans de curieux petits salons exclusivement fréquentés par de silencieuses silhouettes portant l'habit traditionnel et la kippa, que nous devinons, ombres chinoises, à travers les rideaux illuminés. Je n'ose m'informer de la qualité du lieu en poussant la porte d'entrée.

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Les spectres existent depuis toujours, ils ont existé et existent partout, dans toutes les cultures ou peu s'en faut. Mais aujourd'hui, comme dans le bel et effrayant Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, c'est comme s'ils étaient trop nombreux, c'est comme si leur zone, leur interzone, désormais surpeuplée, mordait sur notre réalité, et qu'ils s'en exsudaient, par une pression réciproque, telles deux gouttes d'une solution coincées l'une contre l'autre finissent par craquer leur gangue et se mélanger, plus ou moins irisées par l'instabilité de leur fusion contrainte. Mark Fischer souligne judicieusement la présence indiscrète des craquements dans la musique des Burial, Caretaker, Little Axe, et autres hantologues (j'y inclurai volontiers DJ Shadow). Ces craquements sont pour moi l'équivalent acoustique des joints qui suintent au chambranle des portes dans Kaïro, que les protagonistes essayent de colmater, de calfater, avec de dérisoires bandes de ruban adhésif.

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Je ne me rappelle plus si Bachelard fait un sort aux spectres dans L'Eau et les Rêves. Il y a évidemment une affinité, une consanguinité, entre la spectralité et l'eau. Les héroïnes de Poe sont à leur manière des spectres, mais vivants, morbidement sur-vivants, et il n'est pas malvenu que leur habitation s'écroule dans l'eau native à l'instar de la Maison Usher. Les films orientaux, à la mode Ring ou Dark Water de Hideo Nakata, font explicitement du fantôme une créature aquatique (et plutôt aqueuse), usant de la chevelure de la créature comme d'une onde parmi les autres, qui ruisselle abondamment sur le visage grimaçant. La même chevelure produit déjà ses effets dans Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, mais sur une peau de porcelaine – une peau peinte, maquillée. L'internet est le nouveau médium de la circumnavigation des spectres, comme l'avait pressenti la série d'animés Lain de Ryutaro Nakamura et Yoshitoshi  Abe, qui m'avait beaucoup impressionné.

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Il faudrait, je n'en ai pas la patience (et Derrida a tué le jeu), élucider les modes d'apparition, les modulations de présence-absence, du spectre, du fantôme, du revenant... De leur hantise. Tirer les conséquences de ce que Derrida a appelé l'effet de visière (depuis le casque du chevalier sis dans son armure, qu'il ouvre et ferme à sa guise, se masquant, se démasquant, se visibilisant, s'invisibilisant) le fait que, bien souvent, la plupart du temps, le spectre est invisible, et qu'il nous regarde par conséquent sans que nous prenions conscience qu'il nous regarde, que nous sommes regardés. Être regardé sans savoir qu'on l'est, subir une action sans que nous en ayons connaissance... Que produit l'être-regardé pour qui n'a pas conscience du regard qu'il subit, par contraste avec l'être-regardé de qui a conscience de l'opération dont il est le support ? Le vertigineux roman de Greg Egan, Isolation, déjà cité dans ces pages (cf. Journal 17), est à sa manière matérialiste une des réponses partielles à la question1, qui n'oublie pas que cette dernière se pose non seulement pour l'être humain mais pour toute chose observée, ainsi que le vérifie de son côté la physique quantique.

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J'écoute, en écrivant cette page, Persistent Repetition of Phrases de The Caretaker, et je me fais la réflexion que bruit, , le « monde sans moi » cher à Roger Munier (cf. Journal 6). Même la musique tellement datée, circonstanciée, de Ray Noble, suspendue comme un parfum sonore au bar de Shining, à la salle des fêtes, et à laquelle puise une bonne partie de l'inspiration musicale de The Caretaker, paraît une modulation ontologique du Réel. Voilà de l'hantologie – quand l'humain, l'être-humain, est devenu sa propre abrogation, comme tapissé, tissé, depuis avant sa naissance, dans le linceul du Réel. Et répété néantement, comme aurait pu écrire R. Munier, dans les fameux loops dont la récurrence m'interrogeait dans le précédent Journal. Dans les instants répétitifs, lancinants, où, moi, je ne suis plus moi, plus complètement, plus tout à fait, moi, pas encore moi, « je » coïncide avec mon spectre, « je » deviens-spectre. La question se pose naturellement – quand coincidé-je avec moi ? La psychanalyse, comme le remarquent Derrida et Fisher, est ô combien une des branches noueuses de l'hantologie, contre quoi les sciences cognitives, une bonne partie de la psychiatrie contemporaine, et plus largement le néopositivisme hargneux d'aujourd'hui, mènent une guerre sans pitié. Dont on peut à bon droit se dire qu'ils sont alimentés par une peur aveuglante du fantomal.

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Mark Fisher émet une hypothèse que je trouve presque amusante : les musiciens de ces dernières années, après les années 1980 grosso modo, ne créent plus d'œuvres porteuses de nouveauté, de futur latent, car le capitalisme a, à peu de choses près, détruit les possibilités de vivre dignement pour une personne qui n'a pas de revenu assuré. La recherche d'un logement décent, des moyens de subsistance élémentaires, prennent tout le temps disponible autrefois pour la création. Hypothèse amusante, ou plutôt désarmante dans sa naïveté – laquelle me rappelle la bouille de Petit Prince attristée de Fisher. Non, j'en suis persuadé, la vague spectrale est de fond, et nous vient d'un horizon bien plus reculé que le sordide précariat des vies ordinaires capables d'extraordinaire.

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L'hypothèse plus globale de Louis Dumont, dans ses célèbres Essais sur l'individualisme, me semble plus recevable. L'individualisme a commencé en Occident selon la posture d'un être humain renonçant au monde pour se consacrer à l'ascèse philosophique, en Grèce, dans le stoïcisme par exemple ; et plus tard – et surtout – à la foi stylite dans le Dieu chrétien. Louis Dumont observe, en bon comparatiste, les mêmes traits, ceux du « renonçant », à l'œuvre dans l'Inde depuis plus de 2000 ans. Notre monde moderne se caractérise en l'espèce par une contradiction prenant la forme d'une tension interne : celle d'un individu qui, à l'instar des ermites du christianisme primitif, aspire à se retirer de la société des hommes pour se vouer à la contemplation de Dieu, en somme de soi, construisant ce soi par la contemplation qu'il en fait, mais à l'intérieur d'une société de type holistique, c'est-à-dire interdépendante comme jamais, hyperconnectée dirait-on de nos jours. La position n'est pas tenable – on ne peut à la fois vivre comme un sage du désert baignant dans l'eau lustrale de son Église intérieure, concentrant son individualité dans l'écoute nocturne de son intimité, et comme un « homme des foules » électronique, un dividu à la « paresse hyperactive », selon les termes de Günther Anders. Le spectral désigne en l'occurrence la zone de tension entre l'ermite et l'homme des foules, leur interzone grésillante – ou suintante.

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Oui, c'est vrai, Günther Anders parlait déjà (cf. Journal 66), il y a 70 ans, des « ermites de masse » affalés devant leur écran de télévision, n'habitant plus qu'un « fantôme de monde », biberonnés par la « Matrice » – concept vertigineux dont les romanciers de la science-fiction cyberpunk et les frères (à l'époque) Wachowski feront bien plus tard un usage inspiré.

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La hantise spectrale interroge et trouble les seuils. Giorgio Agamben consacre quelques pages aux seuils et aux portes dans son récent opuscule, Quand la maison brûle – aux étonnants accents heideggériens, crépusculaires, comme si le vieux philosophe se muait finalement en un vieux prophète aveugle et d'autant plus « voyant », au sens que les poètes ont donné au terme, prophète œdipéen progressant, arc-bouté sur son bâton, dans les invisibles ruines futures gisant au milieu de la mégapole rutilante. Agamben rappelle l'opinion commune selon laquelle la modernité a perdu l'expérience des seuils. Les rites de passage qui rythmaient la vie des sociétés traditionnelles, écrit-il, sont certes en déclin mais « cela ne signifie pas, cependant, que les seuils ont été purement et simplement effacés. On pourrait même dire que, dans l'absence des cérémonies qui les rendent visibles, ceux-ci tendent à se dilater hors de toute proportion. C'est ce qui s'est produit pour l'adolescence qui, dans les sociétés industrialisées, se prolonge indéfiniment jusqu'à coïncider avec l'existence tout entière ».2 Corrigeons nos impressions, accommodons notre regard : le problème que notre époque rencontre n'est pas que les joints, le seuil, entre le monde des spectres et celui des êtres vivants ne soient plus assez étanches, c'est bien plutôt que nous ne soyons plus capables d'exister dans leur séparation. L'interzone s'est élargie à mesure que nous nous y sommes rendus, que nous l'avons aménagée, que nous y avons campé, que nous avons perdu jusqu'à l'idée d'une route de retour.

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Socrate, dans le Phédon, donne son explication de l'existence des spectres. Ce sont des êtres humains qui n'ont pas, ou pas suffisamment, pratiqué la philosophie, c'est-à-dire le détachement de l'esprit par rapport au corps. Ces hommes se sont enlisés dans les appétits matériels, sensuels, et, au moment de la mort, leur esprit est resté comme englué dans la matière, il s'est corporisé. La preuve en est, ajoute Socrate, que les fantômes sont méchants. Nous, les modernes, n'avons pas retenu la leçon du sage – nous avons tout fait pour déjouer nos élans, nous avons brisé les lignes de fuite, amorti les verticales, nous avons ambitionné, voulu, réalisé, l'inséparé. L'horizontal. Pour quoi nous traînons nos jours, désormais, dans ce purgatoire de l'entre-deux, où nous attendons que quelque chose arrive, qui n'arrive pas. D'où pourrait-il arriver ?

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Ce sont bien des adolescents qui filent au milieu du boulevard, à toute allure et convenablement casqués, sur leur trottinette électrique, pour se rendre au travail, des adolescents qui ne parviennent pas à trouver les mots pour exercer une juste autorité sur leur progéniture d'une douzaine d'années, des adolescents qui regrettent les jours heureux d'il y a 40 ans, des adolescents qui voudraient redevenir des adolescents, des adolescents qui...

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Pas d'étonnement donc à ce que, aujourd'hui, nous soyons sommés de choisir – comme s'il y avait là matière au choix – entre la statue et l'onde pour ce qui regarde notre « identité ». La statue : l'identité fixée, clouée, piédestalisée, gravée dans le marbre, idolâtrée sous les espèces de l'essence, de la nature, du déterminé une fois pour toutes : je suis un homme, tu es une femme, je suis français, … L'onde : l'identité comme un flux dont le choix croit s'emparer parfois pour qualifier celui/celle/iel, .. que j'ai « décidé » de performer à un moment donné de mon existence. Qu'on n'assigne pas trop vite le spectre à l'onde – la Statue du Commandeur veille. Les deux avatars de l'identité sont autant de conjurations infantiles de l'inassignable spectralité. Deux breloques brandies, non sans une violence presque pardonnable, comme des talismans.

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Nous évaderons-nous du purgatoire, de l'interzone ? Mon indécrottable optimisme me pousse à imaginer une autre, une prochaine, figure de l'homme. Tangible, elle. « L'homme d'aujourd'hui disparaît, comme un visage de sable s'effaçant sur le rivage ». Agamben cite Foucault sans le nommer, la fameuse dernière phrase de Foucault dans Les Mots et les Choses. C'est la « vie nue » qui va succéder à l'être-humain, ajoute le philosophe italien, une vie calculée, ravagée par la folie de « la » science, jusqu'à ce que des décombres puisse renaître un autre type de vie. Soit. Je n'aurais pas exprimé mon idée dans ces termes. Peu importe. J'émets simplement le souhait que nous ne nous vaporisions pas tout à fait dans les écrans, ces nouveaux miroirs hantés des plus puissants flux spectraux qui aient jamais hanté, qui spécularisent nos Mondes, j'émets le souhait que certains demeurent aptes à ouvrir un livre (de papier) et à s'y fabriquer une consistance. Que tous ne perdent pas le sens de la lecture, notre ultime prière. Et, parmi eux, mes enfants chéris. J'émets en outre le souhait que nous réussissions à creuser de nouveaux seuils, que nous peuplions de nouveaux ciels (le monde est devenu tellement gris, le ciel tellement bas et lourd), mais là je sais que je pèche par excès d'optimisme. Nous n'en avons pas fini, hélas, avec l'open space.

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Sait-on que le nom – honni – « Drieu la Rochelle » fait référence à un très bon écrivain français de science-fiction ? J'en veux pour preuve la nouvelle intitulée Défense de sortir. Le 25 avril 1963, la première fusée quitte l'atmosphère terrestre, non pas à destination de la Lune, astre mort sans grand intérêt, mais du système solaire. Il s'agit d'explorer d'autres mondes, qui sait, habitables. La première fusée ne revient pas, à laquelle succèdent d'autres décollages qui ne donneront pas plus lieu à l'atterrissage du retour. La Terre, désormais unifiée face à l'Extérieur interstellaire, se partage en deux camps – ceux qui sont persuadés que les voyageurs sont arrivés à bon port et, ayant trouvé un monde meilleur, n'ont pas eu le désir de revenir, et ceux, moins enthousiastes, qui diagnostiquent la destruction accidentelle des fusées successives. Deux sociétés, deux religions pourrait-on dire, sont créées – avec les zélateurs de l'Ailleurs, qui professent la foi dans l'Ailleurs où la vie est meilleure qu'Ici, où il faut se rendre incessamment – à cette époque on se déplace en fusée, on fait le tour de la Terre en quelque trois heures –, les autres, les zélateurs de l' Ici-Bas, fondent une statue avec tous les métaux de la Terre, sur le socle de laquelle la sentence suivante est gravée : « Il n'est rien en-dehors de l'humain ». Notons que l'universelle statue prend la forme d'un phallus géant, symbole de l'union de l'Homme et de la Femme. Pour de subtiles et paradoxales mais compréhensible raisons, les hommes politiques, les grandes religions, se rassemblent dans ce dernier œcuménisme et font valoir leur autorité sur la vénération de l'Ailleurs. Dans tous les aérodromes un panneau est ainsi planté – Défense de sortir. Merveilleuse anticipation de Drieu (lui qui s'est trompé sur beaucoup de choses, dont, dans cette nouvelle, sur l'existence future de fédérations soviético-fascistes se partageant la planète) : nous tournons comme des hamsters dans leur roue (cf. Journal 15), que ce soit en TGV, en avion, ou en navette (avec Elon Musk ou Jeff Bezos comme chauffeurs cocaïnés). Le fantôme, ne l'oublions pas, est un être paradoxalement enraciné, qui ne cesse de revenir, qui in-siste, un genius loci errant dans quelques pauvres dizaines de m2.

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Paolo Virno donne peut-être le meilleur éclairage possible sur notre présente condition de spectres fébriles, agités, dépressifs, immatures, … L'être humain n'est pas lui-même, contrairement aux autres êtres vivants ou élémentaires. Il n'est pas au sens propre, il a ses propriétés constitutives : son corps n'est que faiblement naturel, comme le montre la théorie de la néoténie (ou l'antique mythe de Prométhée), il préserve des caractères juvéniles qui font de lui un fœtus de singe monté en graine, lequel demande à être complété par des prothèses techniques (cf. B. Stiegler), et quant à son « esprit », il n'a lieu, ne s'opère, que dans l'échange linguistique – où le langage n'est jamais pleinement possédé par l'être parlant, contrairement au cri animal, à peu près ajusté, complet, dès la naissance. Notre être, nous ne le sommes pas, nous l'avons – nous nous avons. Nous ne coïncidons pas avec nous-même, nous sommes à l'écart de notre « propre » définition essentielle. Écart, interzone, … Comment, dans ces conditions, ne nous hanterions-nous pas, ne serions-nous pas notre propre hantise ? Il faut en effet s'être perdu pour s'avoir, tout en gardant la nostalgie de l'être que nous ne fûmes jamais. 3

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« (…) mon âme fait explosion,/ Et sagement elle me crie : N'importe où! / N'importe où ! / Pourvu que ce soit hors de ce monde ! » (Baudelaire)

Illustration 1
Bon, je prends les chocolats blancs, moi...

1Peter Watts a, dans le très beau Vision aveugle, imaginé la Terre photographiée par un flash géant extraterrestre, lequel motive en retour une expédition à destination de la source.

2G. Agamben, Quand la maison brûle, Rivages, p. 30-31.

3Paolo Virno, Avoir, éd. de l'éclat.

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