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Billet de blog 14 mars 2022

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Aux confins (Journal du mois du Corona 77)

Le journal d'un (parmi tant et tant) qui vit au jour le jour le (dé)confinement dû au coronavirus.

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(Lundi 14 mars 2022)

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Eh oui, Carmela et moi en sommes marris, même les enfants sont perplexes quand je leur annonce la nouvelle – je vais bientôt apposer le mot de la fin à ce Journal du Corona, je vais bientôt parvenir au bout de ces Confins entre lesquels j'ai vagué pendant deux ans, je vais bientôt passer outre à leurs limites indécises et marquer un limes, une frontière, au-delà de laquelle je cheminerai bientôt, un au-delà que je ne décrirai pas ici. Ou alors si peu – si l' « écriture » me manque, ce type d'écriture.

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Car les masques sont enfin tombés, ce lundi 14 mars 2022 ! Ce même si la Chine a reconfiné les 9 millions d'habitants de Changchun, une personne seule, par foyer, ayant le droit de quitter le domicile tous les deux jours pour les emplettes indispensables. Hum. Je croyais le variant Omicron certes contagieux mais inoffensif. Ou alors s'agit-il d'un nouveau-nouveau variant ? La maladie va-t-elle de nouveau pulluler et faire se lever les ponts-levis une fois encore, l'avant-garde chinoise sur le point d'être défaite, de nouveau, une fois encore, par l'ennemi trop nombreux, l'ennemi affamé, l'ennemi ragaillardi par l'hiver au sein duquel il s'est pelotonné et a reconstitué ses forces ? Va-t-on faire tomber le masque le temps d'un sourire avant de devoir le remettre ? Le pire, dans ce mauvais bal des masques, c'est qu'à certains le masque manquera : on les devine déjà, ces curieux personnages, ceux qui n'ont plus d'être que leur persona, ce masque des acteurs antiques, qui rassemblait tout leur être, toute sa diversité, dans l'expression d'une émotion stylisée (la colère, la tristesse, …), à travers les fentes duquel le souffle de l'âme, de la psyché, trouvait à percer pour fabriquer au-devant, dans l'outre-scène, et comme recoagulé, la future (et aujourd'hui indispensable, irréductible, ivre d'elle-même) personne. Oui, on les devine, ces personnes qui se sont recroquevillées, qui se sont cassées pour rentrer sous le masque, dans la peau de carton du personnage, je les ai devinées quant à moi à la sortie de l'école de mes enfants, ayant pressé de la main désinfectée, gantée, la sonnette de la garderie, dans une nuit déjà noire : elles étaient à deux ou trois, hiératiquement éloignées l'une de l'autre, le masque remonté sous les yeux. Leurs enfants, petites silhouettes raides, petits robots claudicants, les suivaient silencieusement, consciencieusement, mimétiquement – hermétiquement masqués.

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Au moindre rhume, à la moindre quinte de toux, dans les mois et années à venir, quel bonheur alors, pour ces pauvres personnages, de rapetisser enfin, de recouvrer le bandeau mutique, tacite, de se retirer derrière leurs yeux fuyants ou dédaigneux ! Si au moins les laboratoires pouvaient inventer un masque pour tout le corps ! Une vraie armure ! Un sas étanche portatif !

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L'homme-étanche. Le Mandalorien en est, en effet, je l'avais pressenti (cf. Journal 61), le Précurseur. Sous le personnage Iron Man, la personne Tony Stark résonne trop fortement, comme un cri dans une cathédrale. Ne reverbérons pas trop, siouplaît ! Gardons notre (belle) étanchéité !

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« La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s'évanouit, ou l'on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l'inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons (…) Les chefs d'entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu'ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre (...) ». Je pourrais continuer cette citation des premières lignes des Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, écrites par Simone Weil en 1934, lignes que nous a lues, à mes collègues et moi-même, dans un silence accablé, un universitaire, lors d'un de ces stages que nous affectionnons, où, nous, enseignants, redevenons élèves, puisons de nouveau au savoir vivant, où nous nous retrouvons ensemble dans un communisme de la pensée momentané, un communisme de deux jours trop rapidement vécus. Pourquoi, me dit un collègue, n'irions-nous pas d'un stage à l'autre, avec un intervalle de temps médian consacré à la restitution, la discussion, avec nos élèves, de ce que nous avons appris dans ces deux denses et amicales journées ?

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Mais oui, sur le fond, pourquoi faut-il tant « travailler » ? Une entente mondiale, inimaginable par la plupart des être humains, et au premier chef par les dirigeants politiques, industriels, rendus fous par le désir du pouvoir et l'exercice du pouvoir, et la valetaille bourgeoise qui glapit à leurs pieds comme les chiens de la chasse-à-courre sous les étriers des élégants cavaliers, voire la valetaille de la valetaille (tous ces pauvres qui veulent devenir riches et/ou célèbres), une entente mondiale pourrait mettre fin au travail tel que nous le connaissons, en somme au Capital. Le chantier serait enthousiasmant, le mot est faible, et réinventerait le monde, et surtout l'homme tel qu'il s'est amputé de lui-même depuis des dizaines de milliers d'années. Rien, dans le réel, ne s'y oppose, aucune contrainte physique, naturelle, bien au contraire, si l'on en croit le GIEC et les désordres climatiques, géologiques, biologiques, psychiques, actuels. Nous avons largement les moyens techniques de loger tous les hommes et de les nourrir convenablement. Et de travailler pour de vrai. Quoi s'y oppose, si ce n'est la religion du capitalisme ? Nuccio Ordine, dans L'Utilité de l'inutile, un livre érudit mais scolaire, reprend une histoire racontée par un poète américain contemporain. Deux jeunes poissons en rencontrent un troisième, plus âgé, qui leur dit, en guise de salut : elle est bonne l'eau aujourd'hui, hein ? Les deux jeunes opinent de la branchie, puis, seuls de nouveau, l'un des deux questionne l'autre : c'est quoi, l'eau ? L'autre ne sait que répondre. Quand l'humanité saura que le capitalisme existe, et que, contrairement à l'eau, nous n'avons pas besoin de lui pour respirer, qu'il est au contraire un gaz toxique pulvérisé sur toute la surface de la Terre, dont nous nous étourdissons et empoisonnons, et surtout : dont nous sommes les fabricants, les pulvérisateurs, nous serons capables d'inaugurer l'histoire de l'homme.

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Pour l'instant, la guerre a été déclarée par la Russie à l'Ukraine il y a deux semaines, le banquier lyrique, et mauvais acteur de surcroît, qui gouverne actuellement la France, est en passe d'être réélu, y compris par des citoyens qui croient (sincèrement ?) être de gauche, ne consentant pas à débattre avec les autres candidats mais inondant les réseaux numériques d'égo-clips de scènes vécues, soigneusement joués, montés, éclairés, sur le modèle quasi avoué de la série Netflix, Éric Zemmour a réussi sa conquête de l'hégémonie culturelle (Gramsci devenu propriété stratégique de la droite) à base de ressentiment racial et de « pétainisme transcendantal », comme dirait Alain Badiou, et les débats politiques ont disparu au profit du combat de coq et de l'insulte ad hominem. Nous touchons là aussi le fond mais un fond qui semble lui-même dévaler, se dérober, à mesure qu'on dégringole. Il est à prévoir qu'une pensée de droite autoritaire, nationaliste, dans la filiation de celle qui désolait Simone Weil, va s'installer durablement, former et instituer les futurs gouvernements, dont celui du prochain Président de la République. La question se pose de la nature du plancher que nous finirons bien, soyons optimistes, par trouver sous nos pieds, qui nous permettra de remonter à la surface, de respirer un air purifié. L'inquiétant, en l'occurrence, ne réside pas dans la perspective de la durable domination de la droite, mais de cette droite-là.

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Pour la penser, cette droite-là, je relis et approfondis ma lecture de Maurras, notamment dans le beau volume édité par Gallimard dans la collection Bouquins. Je ne me rappelais pas qu'il écrivait si bien, mais il est poète à l'origine, et la lecture de L'Avenir de l'intelligence, par exemple, se révèle plaisante, fluide, intelligente pour le coup, mais laisse l'impression, à mon avis trompeuse, que ce ne sont, en définitive, que des hommes de Lettres, des intellectuels, qui ont fait progresser l'histoire, voire l'Histoire, dans leur rapport contrarié avec le pouvoir, et ce même si Maurras pressent que le capitalisme, ou ce qu'il appelle l'argent, aplatira l'intelligence et réduira la supposée influence des hommes de Lettres à peau de chagrin. Cette lecture de Maurras me permet en tout cas de saisir plus finement l'idiosyncrasie d'un Zemmour comme celle d'un Onfray. Maurras était monarchiste, le roi établissant selon lui une constance pérenne du jugement par-delà les intermittences, les errances, de l'opinion, mais fédéraliste pour saper les bureaucraties étatiques, les menées monopolistiques de la grande industrie, à la racine. Le Proudhon dont se réclame Onfray n'est pas bien éloigné de ce Maurras-là, ou inversement, et, je ne suis pas sûr qu'Onfray prêcherait (car il est donneur de leçons), si l'occasion se présentait, contre l'avènement au pouvoir d'un Roi qui ne fût pas le jupitérien Macron, « jupitérien » étant ici à accepter dans le sens de : « déconnecté » du réel, le réel des Gilets Jaunes en première instance. Un Roi Gaullien, c'est une autre affaire. Où Zemmour et Onfray communient dans le même ferveur pour le Général, à la différence près que Zemmour demeure libéral, grand bourgeois, s'éloignant sur ce point idéologique de la matrice maurrassienne, mais se regreffant à elle dans l'abhorration d'une figure satanique – celle du « Musulman » chez Zemmour se substituant à la figure du Juif chez Maurras.

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Pourquoi, dans ce Journal, parler d'Onfray, penseur médiocre, et bavard maladif – à l'écrit comme à l'oral – ? Il est malheureusement beaucoup lu et écouté et participe très activement, peut-être à son insu (je lui en fais le crédit), à la gangrène de la Gauche par une Droite affamée de destruction.

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« Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente (…) la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment à elle (…) Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir »1. Klemperer a fait, dans LTI (acronyme latin pour Langue du Troisième Reich), le relevé scrupuleux, et en temps réel, si je puis dire, de la contamination du langage commun, usité, par le langage totalitaire, et illustré par l'exemple (la transformation du vocable « fanatique », qui passe insensiblement d'une connotation péjorative à une connotation voisinant celle de l'héroïsme) la manière dont la langue pense et décide à travers nous plus que nous n'opérons sur elle pour penser et décider. Il est saisissant de voir, dans son Journal, combien de braves gens, ouverts d'esprit, intelligents, hospitaliers aux autres de toutes conditions, sont métamorphosés par cet infatigable travail de déformation de la langue par le régime nazi via les médias de l'époque, jusqu'à rejoindre les rangs des antisémites bornés. J'imagine jusqu'à la transformation physique de ces gens, le figement des traits du visage, jadis éclairé, mobile, dans les rictus de la haine ricanante. Les mots ont ce pouvoir et la croyance à la magie, l'incantation magique, est à cet égard beaucoup plus réaliste que la doxa actuelle qui réduit le langage à l'état d'un simple « moyen de communication ». Inspirée par Klemperer, Sandra Lucbert a, dans Personne ne sort les fusils, fait le même type d'analyse avec les protagonistes du procès de France-Télécom, et donc relevé le vocabulaire des dirigeants du groupe qui ne se sont jamais inquiétés de la souffrance des employés qu'ils maltraitaient et les ont ainsi conduits, avec une froide condescendance, au suicide. Elle a poursuivi avec une esquisse d'analyse des « mots » de la psychiatrie contemporaine – mécaniste jusqu'à la superstition. De son côté, Johann Chapoutot a mis au jour, à travers la figure de Reinhard Höhn, ancien général nazi devenu après-guerre le fondateur d'une école (au sens idéologique comme institutionnel) de management extrêmement influente, combien l'entreprise, le commerce, contemporains, les ressources humaines (vocable significatif si on réussit à le lire pour lui-même), sont irrigués par des « évidences » logistiques et psychologiques héritées de l'organisation de l'armée hitlérienne. Où le vocable d' « élasticité », recommandé et pratiqué dans la Wechmacht, anticipe celui de « flexibilité ».

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J'attends pour ma part qu'un chercheur aussi consciencieux, et lisible, que Victor Klemperer s'attaque (car il faut y aller au couteau, ou au scalpel, pour déligaturer, désenfouir, etc.) au langage d'aujourd'hui. Tous ces mots parasites, souvent cités dans ces pages : populiste, radical, complotiste, extrême-gauche, gauchiste, grand remplacement, déclassement, terrorisme, séparatisme, vivre-ensemble, décryptage, bienveillance, résilience, gouvernance, process, etc. et cette mania de l'adjectivation : les fondamentaux, l'événementiel, les narratifs, l'historique, … Tout ce fatras pseudo-linguistique dont les journalistes, les hommes politiques, les entrepreneurs, les « consultants », les « communiquants », … abusent avec gourmandise, sans compter le sabir de startuper à base de cloud, de pitch, de business plan, de feedback, ... et autres idiomes californiens, importés tout crus, tout pleins de salive électronico-placentaire, dans notre langue... À plusieurs reprises Eleonora et Tonio, écoutant au dîner la radio en compagnie de leurs parents attentifs, leur ont demandé : « Papoune (ou Mamma), ils ne parlent pas bien, les journalistes, hein ? Ce n'est pas français ça, hein ? ». Bah oui, les enfants !

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Pourquoi diable les bavards d'aujourd'hui parlent-ils, et écrivent-ils, adjectivalement ? Qu'est-ce qui leur fait tellement peur dans le nom, le substantif ? Le fait, justement, qu'il possède, qu'il soit, une substance ? Qu'il se rapporte à un être ?

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Hier soir, j'ai (re)vu avec Eleonora et Tonio le dernier épisode de Goldorak. J'ai eu du mal à retenir mes larmes au moment du départ : quand Actarus et sa sœur Phénicia, après avoir livré l'ultime bataille, font leurs adieux à Vénusia, Alcor, le Professeur Procyon, Rigel et Mizar, puis décollent à bord de leur « fabuleux robot fait de lumière et d'acier » vers Euphor, leur planète natale dévastée par les forces de Véga. Nous avons suivi la quasi-totalité de la fresque mélancolique de 73 épisodes. Tonio avait d'ailleurs rapidement remarqué qu'Actarus ne crie pas « Métamorphose ! » au moment de son extraordinaire mutation pour l'entrée dans le cockpit de Goldorak mais « Métamorphos ! », ce dont les fans français, dont je suis, viennent de s'apercevoir au bout de 35 années de visionnages fébriles. Tonio fera un bon musicien, c'est de famille. Je relirai le très bel album de bande-dessinée que Denis Bajram (l'auteur du magnifique Universal War One) et ses amis ont consacré au robot – où Actarus et sa sœur sont revenus incognito sur Terre mais ont rapidement été appréhendés par l'armée, Actarus croupissant dans un cachot depuis des années. L'histoire finit bien heureusement, mais j'ai été perturbé par la vision du Prince d'Euphor conduisant son vaisseau avec son casque habituel mais sans l'uniforme, en civil donc, avec un débraillé que je ne lui connaissais pas, et une barbe de trois jours qui plus est. Foutredieu ! J'aimerais bien que, parfois, on laisse l'icône en paix dans sa châsse, qu'on ne la force pas à descendre sur Terre pour y subir les avanies du siècle. Mais c'est comme si, aujourd'hui particulièrement, nous avions soif de désenchantement. Là aussi, le plancher...

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Pourquoi les fondamentaux au lieu du fondement, l'événementiel au lieu de l'événement, les narratifs au lieu de la narration (ou du récit), l'historique au lieu de l'histoire, … ? C'est comme un corps qui s'est perdu, une consistance, un sens, lesquels se sont vu substituer une prolifération, un fourmillement, de corpuscules, de significations insectoïdes, qui ne parviennent plus eux-mêmes à s'agréger en une unité collective mais montent ensemble, palpitant, avant de s'effondrer. Il y a quelque chose de pathétique dans cette hantise du sens qui ne prend plus, dans cette Tour de Babel bombinante qui ne s'élève pas de deux étages sans tomber à la renverse. Dieu n'a plus d'inquiétude à se faire, on ne viendra pas le déranger de sitôt.

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Que se passe-t-il mes aïeux, ou que passe-t-il ? Et passe-t-il, ou n'allons-nous pas cesser de dévisser ?

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Le plancher, disais-je ! Le plancher !

Illustration 1
Coucou, moi c'est Actarak et je suis en transition...

1Victor Klemperer LTI, la langue du IIIè Reich, Pocket, p. 40.

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