(mardi 17 mars 2020)
Nous nous y attendions, nous avions entendu les rumeurs, nous avions reçu les renseignements d'amis bien renseignés – nous voici confinés depuis ce midi. Ce mardi midi. 17 mars 2020.
Hier, à 20 h., le Président de la République avait mis fin à l'attente : nous serions confinés, le mot n'a bien sûr pas été prononcé, nous serions confinés pendant 15 jours, jusqu'à nouvel ordre. Les amis bien renseignés m'avaient affirmé 45 jours, mais non, 15 jours. Deux semaines. Seulement. Ces deux semaines m'ont paru anecdotiques, décevantes, comparées aux fameux 45 jours annoncés, et je n'ai pu observer, depuis la fenêtre du salon, rideaux discrètement entrouverts, l'armée tentaculaire dont les amis bien renseignés m'avaient assuré qu'elle se déploierait dès l'annonce présidentielle – dans tous les « territoires », comme disent les politiques et les éditorialistes d'aujourd'hui.
Les territoires…
« Nous sommes en guerre » a répété le Président cinq fois, après l’avoir asséné gravement une première fois (ce qui fait 6 en effet, comme ont pu le décompter les journalistes, mais pas 6 répétitions…), mesurant déjà, savourant visiblement, les effets de la sentence historique, de la sentence qui fait entrer dans l’histoire, l’Histoire ; sésame historique (« c’est historique ! »).
Les territoires…
Je n’ai justement plus l’impression d’habiter un territoire, un espace clos, délimité. Pour la première fois – c’est historique ! –, je me sens un habitant du monde voire de la Terre. Le territoire s’est ouvert, les clôtures ont été renversées par un souffle venu de nulle part. Malgré les frontières réinstallées, dérisoirement renforcées. C’est Blanchot qui, je ne sais où, a fait remarquer que la bombe atomique avait permis à l’humanité de se compter comme une, comme un tout, face à la menace de la destruction planétaire. Certes. Je me rappelle, enfant, au début des années 1980, avoir vu le film Le jour d’après[1], film hypperréaliste imaginant, mettant en images (les visages qui fondent), les conséquences de l’explosion atomique, et d’en avoir conçu une peur panique, cauchemardée, de la bombe, suppliant mes parents, pendant d’interminables mois, de faire installer un abri anti-atomique dans le jardin. Aujourd’hui, la peur est là de nouveau, c’est sûr, mais moins violente, moins explicite, à la mesure de l’ « ennemi invisible » dont a parlé le Président lors de son allocution ; ennemi invisible qui s’infiltre dans la goutte de vapeur suspendue, s’insinue entre les doigts dans la poignée de main, transpire dans le baiser. Peur diffuse, infuse, provoquant davantage le malaise que celle que j’éprouvai face à la bombe, figure de la démesure (l'autre nom du sublime), du monstre, selon les termes de Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme[2]. Le monstre est démesuré mais au moins le voyons-nous « clairement » surgir. Il a sa forme, tôt ou tard nous en prendrons l’empreinte. Avec Corona, ça rampe, ça fourmille, ça sourd, ça avance multiple plutôt qu’un… Hum. Pire qu’Alien ou même The Thing. Plutôt Invasion des profanateurs de sépulture. Et encore.
J’ai vu dans la rue, depuis le pas de ma porte, et jusqu’à midi, quelques voitures circuler, des personnes promener leur chien – je suis rentré assez vite pour ne pas entrer dans l’auréole de leur contagiosité possible, après avoir vérifié une dernière fois ma boîte aux lettres.
Il a fait beau comme rarement durant cette saison, dans la région des Hauts de France où je vis avec Carmela ma compagne, et mes deux enfants, âgés de 5 et 3 ans, respectivement prénommés Eleonora et Tonio. Les prénoms sont modifiés mais fidèles à leur origine : ma compagne est Napolitaine, et mes enfants, quoique prénommés à la française, ont un deuxième prénom italien. C’est l’italien qui est pour l’essentiel la langue parlée à la maison, mais pas par moi qui suis le moins bavard, le moins doué en langues étrangères, de la tribu.
Mon fils aîné, Raphaël, 19 ans, né d’un premier lit (comme on dit laidement), a décidé quant à lui de demeurer dans sa chambre d’étudiant à Bruxelles. Trop de travail en cours (même à distance) m’a-t-il certifié, et certainement la peur de me contaminer, moi qui suis « à risque » à cause de mes artères endommagées, malgré mes jeunes 49 années bientôt écoulées. Je ne suis pas rassuré de le savoir là-bas, loin de sa famille, isolé malgré l’outillage informatique, communicationnel, dont il use avec une négligence experte. Je pense à toi, mon grand garçon !
Enseignant de philosophie, je poursuis la correction de copies reçues avant le confinement, et j’ai aujourd’hui envoyé, électroniquement bien sûr, un cours sur le travail assorti d’un lien vers le fameux documentaire en ligne de Jean-Robert Viallet, La Mise à mort du travail[3], lequel ne manque jamais de produire son effet perturbateur, problématisant, sur les préconceptions des élèves. J’en souris d’avance. Mais l’ENT, serveur de l’Éducation Nationale, reçoit à ce jour les documents, les collecte. Seulement. Avant de les diffuser… Ah ! La « continuité pédagogique »...
Bon, il a donc fait très beau dans le jardin, nous avons discuté, par-dessus les murs (d’1 mètre 50, 1 mètre 60), avec les voisins, enfermés eux-aussi avec leur progéniture remplie de vie à ras-bord. On n’en est pas encore à faire, comme les Italiens, des fêtes de balcon, ou de la musique de fenêtre, mais on y arrivera peut-être. Même si les Français ne seront jamais, à cet égard, des Italiens. Je la mesure à chaque voyage, à chaque fête familiale à Naples ou à Rome : une chaleur humaine, une solidarité, une curiosité de l’autre, que nous sommes bien loin de connaître ici, en France, même dans les Hauts de France – où résident les plus méridionaux des Français.
Dans le jardin, ensoleillé donc, lisant Le Journal de l’année de la peste de Defoe, je me suis dit que j’allais écrire un Journal du mois du Corona. Je décèle des similitudes entre la situation que décrit Defoe (qu’il n’a pas vécue) et la nôtre. Les rues vides, ou à peu près. La réclusion (le confinement). La présence de l’État (armé) aux abords. Les rumeurs. J’y reviendrai.
L’État semble avoir été dégraissé, dévêtu de ses atours. Il apparaît dans sa vérité nue : la police. Police au sens de Jacques Rancière : pas seulement la force armée, mais le pouvoir qui assigne à chacun une place et une seule. Qu’il a intérêt à garder et à tenir.
Dans la rue, c’est silencieux. Je m’en aperçois en ouvrant la fenêtre de mon bureau (la chambre de mon fils aîné, au deuxième étage). Plus silencieux qu’à Venise la nuit.
Demain il fera beau.
Je pourrai tondre.

Agrandissement : Illustration 1

[1] https://www.youtube.com/watch?v=oTMqL1NOrRU