(Jeudi 17 novembre 2022)
Je referme, exaspéré, le gros volume qu'enferme le Temps profond de Denis Roche. Ce n'est pas la première fois que je lis l'écrivain – Éros énergumène m'avait déjà paru très surfait, n'ayant de bon (et de poétique) que le titre, de même ici seul le titre du Journal vaut le temps qu'on s'y arrête : c'est littéralement un contre-titre ou un anti-titre, tant Le Temps profond reste coincé à la surface des choses, ne pénètre aucun détail artistique ou existentiel, ne sonde par conséquent aucune profondeur. Feuilletant après-coup le volume de près de 400 pages, je ne parviens même pas à trouver matière à citation pour donner un exemple de ce que j'affirme, à carottage littéraire (ou littéral) – c'est le même, simple (au sens atomique du terme), courant morne qui poursuit sa poussive lancée, seulement interrompu par les nombreuses, itératives, scènes de « coït », selon le mot de D. Roche, avec son épouse Françoise, scènes qui n'ont elles-mêmes rien de personnel, de vivant, d'inspirateur, mais finissent par lasser comme d'un film documentaire sur le rut animal. La lecture de Louve basse – qui prend censément place dans la descendance des œuvres « inclassables » des grands voyants à la Artaud – confirme l'impression : plat, ennuyeux, inutile. Pis : bavard.
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Je parcours le Journal de Jean-René Huguenin, réédité dans un récent volume de la collection Bouquins, et là, tout de suite : je suis retenu, tenu, convoqué, quand bien même l'écrivain n'aurait que faire de mon existence, tenterait de la nier, et c'est ce que me signifie d'ailleurs cette notation piochée au hasard, au Mercredi 25 mars de l'année 1959 : « Le plus profond secret de mon âme, le plus profond ressort de mon œuvre : je n'éprouve pour la plupart des êtres que de la haine ou du dégoût ». C'est un écrivain de 23 ans qui crache ici sa haine du genre humain mais qui, dans d'autres pages, lui criera en retour son amour, et ne défriche toujours de chemin que celui, exténuant, qui va à toute allure des crêtes aux gouffres et inversement, et le fera mortellement déraper trois ans plus tard. Dont on peine à lâcher les pages tant elles nous remuent dans l'air trop vif. En voilà, pour le coup, du temps profond !
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Jean-René Huguenin a fait partie des fondateurs de la revue Tel Quel avec Philippe Sollers, lequel bredouillait déjà les premiers mots du catéchisme qu'il psalmodiera par la suite durant son interminable carrière littéraire et éditoriale : la surface solaire contre la profondeur ténébreuse, le XVIIIème siècle vénitien (là aussi le soleil miré dans la lagune, tel qu'il en assèche la profondeur glauque) contre le XIXème parisien (pour le dire vite), trop industrieux et monotone à force de gesticulations romantiques, de grandes masses agitées (hormis le sol(it)aire Rimbaud), etc. Bref. Sollers m'agace autant qu'il agaçait (et décevait au plan de l'amitié) Huguenin, et ce même si je confesse un plaisir coupable à lire ses articles radoteurs et ses romanticules sans queue ni tête. Huguenin a dû croiser Roche aux réunions de la revue. Qu'ont pu échanger les deux « énergumènes » ? Au vrai un seul des deux pouvait prétendre à ce titre, et ce n'était comme de juste pas celui qui y prétendit.
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Que restera-t-il de Tel Quel ? Bien peu d'écrivains du comité, je gage. Les Deguy, Faye, Pleinet, Roche, Kristeva, … et Sollers, je ne vois pour quelle(s) œuvre(s) la fameuse « postérité » les préserverait de l'oubli. Et rien de grave à cet oubli, rien d'injuste, y compris pour eux au premier chef. Je m'étonne simplement de ce que la presse critique leur tresse encore des couronnes de laurier anachroniques. Les louanges qui ont ainsi été adressées au Temps profond, sans jamais parvenir, d'ailleurs, à qualifier, vérifier, mesurer, la « profondeur » dudit Temps, m'ont étonné. C'est encore et toujours, je le répète de façon lancinante dans ces notes, le salon des Verdurin qui dicte le (mauvais) goût du jour.
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Quand même, une note pourrait me retenir, pour son agressive (et inhabituelle) alacrité : « Perros, Jaccottet, Thomas, petits états, petits élans, la bouche toujours maigrement fendue. C'est de la littérature de pilou » (D. Roche, 13 décembre 1983). Oui, mais toi, Denis Roche, auteur de La Poésie est inadmissible (titre emphatique jusqu'au ridicule) ? Jaccottet, c'est entendu : le pli de la lèvre est sévère, les écrits sont ceux d'un instituteur qui a le coup de règle facile et le tablier tout poussiéreux de craie. Henri Thomas, il faut que je le relise, mais ses récits gardent dans ma mémoire la saveur d'un mystère insoluble à force de clarté. Et Perros ? Ses Papiers collés sont porteurs d'une énergie affirmative et d'une précision critique qui m'avaient réjoui au temps (assez lointain) de ma lecture. Décidément : en ce qui me concerne, ce Temps profond est, dans tous les sens du terme, vain. Mais sans commune mesure avec le Journal d'Andy Warhol qu'il m'a rappelé pour l'agacement suscité – où l'on vérifie (on pouvait le soupçonner) que Warhol avait les mêmes inquiétudes, les mêmes ressources intellectuelles, le même intérêt pour l'art, que les « influenceuses » de notre belle époque.
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Pourquoi perdre mon temps avec la restitution de ces malheureuses impressions de lecture ? Je crois la reconnaissance de Denis Roche et consorts typique de la médiocrité éditoriale, littéraire, d'aujourd'hui, imputable en partie à l'ingérence de l'Université dans la pratique artistique. On ne dira jamais combien la poésie française, si je laisse de côté le roman (infesté de journalistes quant à lui), a pâti du parasitisme universitaire : tous ces Professeurs qui ont soudain décidé de s'encanailler depuis leur bureau, de passer la frontière, de sauter la barrière imaginaire, pour enfin se faire introniser dans la bande des hardis dont ils ont d'abord été les écuyers ! Une vidéo sur Youtube montre un inspecteur général de lettres, poèèèète à ses heures évidemment, qui exhorte les chercheurs à étudier la curieuse (à ses yeux un petit peu niais, avouons-le) symbiose entre l'écriture poétique et le statut social d'universitaire... On n'ose lui rappeler que cet état de fait est (heureusement) récent, qu'il est en bonne partie redevable de la complicité des petites maisons de poésie qui ne jouent pas leur rôle en majorité, n'obéissent pas à leur vocation, et ne découvrent donc pas plus de jeunes poètes talentueux de tous milieux que les grandes, mais impriment obséquieusement les indigentes plaquettes desdits universitaires en sus des recueils surnuméraires de poètes déjà bien installés et glossolaliques, le tout constituant un fier catalogue de petits livres inutiles et baveux. La position de Jean-Michel Maulpoix, parmi des dizaines d'universitaires que je pourrais citer à loisir, est un bon symptôme de cette invasion morbide, de cette verdurinade : de maladroits vers de lycéen encore puceau ramassés en recueils chez Gallimard, récompensés par le Goncourt de la poésie cette année... Un professeur du « secondaire » (comme moi) aura beaucoup plus de difficulté à publier son recueil (ou son roman) que son collègue du « supérieur » – et c'est heureux, le tamis aura fait son travail. Distinguons, si vous le voulez bien, le poète qui devient enseignant par la force des choses, pour subsister matériellement et exercer une des professions les plus proches de sa vocation, même si elle en demeure éloignée irréductiblement (on passe de la pratique à la théorie, c'est-à-dire chez l'ennemi, celui qui veut vous faire rendre gorge), de l'enseignant qui mute en poète – un petit-bourgeois bavard qui joue sur le tard au bandit dans les ruelles de son quartier résidentiel. Le premier n'est pas tout à fait perdu pour la cause.
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Un dernier mot sur Le Temps profond. Un autre étonnement, mon premier au vrai. Comme la littérature, la nécessité littéraire, en est absente ! Par comparaison, les deux tomes que j'ai lus du Journal du « sulfureux » Richard Millet en sont remplis, qui ne sont pas plus avares de descriptions sexuelles cliniques, celles-ci plutôt anatomiques, cruelles, quand elles étalonnent le volume des seins des femmes conquises par le séducteur impénitent. Le Journal de Millet provoque le sourire quand il fait passer sous le même faisceau blême les gloires littéraires du cru (il en fréquente un bon nombre, et des plus recommandables/recommandés – les Quignard, Louis-René des Forêts, Michon, les Angot, Maulpoix, ... La poésie est inadmissible pour qui n'en connaît un traître mot.
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Quelque chose s'est passé ces derniers temps, qu'on n'a pas suffisamment noté, encore moins étudié – l'irruption de la salle à manger dans l'image publique mobile, celle du journal télévisé, celle du vlog de cinéma ou de politique, etc. Nous ne le remarquons même plus : depuis le Corona, les journalistes, les éditocrates, les « invités », les « experts », les « témoins », les « chroniqueurs », … s'expriment volontiers depuis leur intérieur domestique – où parfois une petite fille interroge timidement, en arrière-plan, l'écran dans lequel son père a plongé, où un félin miniature et véloce est capturé sans qu'il l'ait deviné par le faisceau de la caméra, une femme de ménage dérangée dans son labeur, où l'on constate que l'unique bibliothèque du salon contient la plupart du temps bien peu de volumes (et, à vue de nez, plus décoratifs qu'objets de manipulations fiévreuses). Le Corona a de la sorte contribué à dissiper les derniers vestiges de l'antique limes séparant l'intérieur de l'extérieur, l'intimité de la publicité, dans l'in(dé)terminable de ce que Blanchot nomma en son temps le dehors – l'espace sans lieu, la zone où l'extérieur n'assume plus le revers de l'intérieur (qui le contient en retour, comme on contient une attaque) mais pousse en gerbe à partir de soi sans référence à son contraire. L'intérieur domestique ne dessine plus qu'un îlot cerné de tours de caméras, où nous répétons jour après jour les gestes captés, enregistrés, par le perpétuel Truman Show, sans éprouver de gêne d'être vus, épiés, par les spectateurs que nous sommes aussi dans l'infinie et frénétique réversibilité du voyant/vu. Quid de la pudeur, elle qui fait signe vers les choses-devant-être-cachées (pudenda), si nous n'avons justement plus rien à cacher ? Plus rien à dérober ?
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Quid aussi de l'identité si la lumière aveuglante de l'omnivisibilité, du panoptique (pour le dire en grec), écrase le contour de toutes les choses, de tous les êtres, dévore jusqu'au souvenir de leur ombre ?
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« Rien n'aura eu lieu que le lieu » écrivait Mallarmé il y a un peu plus d'un siècle. Même pas, lui rétorque aujourd'hui l'influenceur rétribué au nombre de « vues », bien plus suivi, puissant, omniprésent, que le présentateur du journal télévisé d'une chaîne dite « nationale ». Comme quoi, nous sommes vraiment délocalisés.
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Le coup d'œil intrigué de la déléguée de classe de terminale sur la salle à manger depuis laquelle je dirigeais, en tant que « professeur principal », le conseil de classe. Lors d'un stage sur Simondon, « en distanciel », ma fierté à ce que l'on devinât Carmela assise derrière moi, dans le salon, et prenant des notes.
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À la fin des vacances de la Toussaint, nous nous sommes rendus, Carmela, les enfants et moi, à la mine de Lewarde, située dans la région de Douai. Nous avons rapidement fait le tour du musée avant de pénétrer, charlottés et casqués, dans un vaste ascenseur métallique qui descendit au fond de la terre dans un boucan de camion rafistolé. Nous avons circulé en équipe d'une vingtaine de personnes, croisant d'autres équipes sous les remblais, parmi les rails étroits, les wagons abandonnés, les machines à percussion qui se réveillaient dans un affolant grondement, des mannequins enfouis dans des cavités et continuant de fouir à côté d'un cheval fixant le vide de son œil de cuir, nous avons circulé durant une heure en nous étonnant des épouvantables conditions de travail réservées aux mineurs jusqu'à la fermeture du site en 1971. Notre guide nous avait intrigués en nous promettant le dévoilement d'un secret à la fin de la visite. Et de fait – au moment où nous nous attendions à devoir réemprunter le bruyant ascenseur, le guide (un petit jeune homme maigre et nerveux, rigoureusement binoclé, dont Carmela et moi nous dîmes qu'il avait dû en baver avec ses camarades d'école) leva un pan de plastique kaki, et nous y étions – à la surface, baignée de soleil, que nous n'avions jamais quittée. Hé hé ! fit le guide avec le sourire de Jack lors de son étrange Noël.
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Le lendemain nous visitions L'Institut royal des Sciences naturelles de Bruxelles, dont la Galerie des Dinosaures contient le plus grand nombre de spécimens en Europe. Très beau lieu dont nous ne pûmes en deux heures épuiser l'intégralité, où les Iguanodons sont maintenus en stase dans un grand cube transparent suspendu entre les étages du bâtiment. Notre plaisir, à Carmela et à moi, fut néanmoins gâté par le fait que nous n'étions jamais sûrs d'avoir affaire à un vrai squelette de dinosaure (certains échantillons, de main humaine, sont troublants de vérité) et même les animaux contemporains ne pouvaient être discriminés entre les naturalisés et les sculptés. En outre l'omniprésence du « ludique », à destination des enfants comme des adultes (le pseudo-terrain de fouille, la prolifération des écrans, etc.), achevait la transformation du Musée en Parc d'Attractions spielbergien. C'est ainsi que s'étend le règne indécis, croissant mais sans contour notable, de la « post-vérité » : non pas la relève dialectique de l'ancienne vérité par le fake, non plus la vérité spectaculaire comme moment du faux (Debord), mais la simultanéité inconsistante du vrai et du faux, leur contagion réciproque, leur engluement l'un dans l'autre. Si même les Musées dédiés à l'Histoire, à la Préhistoire, en somme à la préservation des traces de ce qui eut lieu, n'ont plus cure de dire le vrai ou (symétriquement, dans un hommage négatif à la consistance du vrai) de mentir, … où allons-nous ? Non, d'où venons-nous, désormais ?
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Rien n'aura eu lieu que le rien.
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De jeunes savants étaient allés rendre visite à Einstein pour lui exposer leur théorie : si l'on additionne les grandes constantes, les grandes forces, de l'univers, la somme équivaut à O. Autrement dit, nous pourrions considérer l'existence de l'univers comme un jeu à somme nulle, ou encore comme une « fluctuation du néant ». Nul besoin d'une dépense d'énergie incommensurable, incompréhensible, due à l'incompréhensible « Création », pour expliquer que quelque chose soit. C'est la théorie dite du free lunch. Einstein en avait été décontenancé.
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Rien n'aura lieu que le rien.
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Godard est mort mais Black Adam (de Jaume Collet-Serra), avec Dwayne Johnson, est un gros succès au « box office ». Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature au moment où deux nouveaux romans de Cormac McCarthy vont paraître dans leur traduction française. Cyril Hanouna a, dans son émission, traité un jeune député de : « bouffon », « merde », etc. avec l'assentiment du public, parce que le député avait osé rappeler les menées mafieuses de Bolloré (l'employeur de l'animateur) en Afrique. Des missiles tirés par la Russie ou l'Ukraine, toujours en guerre, ont touché les frontières de la Pologne, … Oui : le rien dans ses fluctuations.
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Le rien, j'en ai suivi les vagues immobiles, me suis laissé emporter par elles, avec délectation, dans le récit de Michel Bernanos, le fils de, intitulé L'Envers de l'éperon, dont je crois l'avoir préféré à La Montagne morte de la vie, récit typique du Poe d'Arthur Gordon Pym, donc lovecraftien en diable, hallucinatoire, que j'avais beaucoup aimé malgré ses maladresses (je l'ai lu, et relu presque aussitôt, lors de sa réédition à La Table Ronde, et vais en reprendre la lecture dans quelques jours, quand j'aurai achevé Le Murmure des dieux – réédité par la très belle maison L'Arbre vengeur). Ces deux frères qui s'adorent mais dont l'un doit tuer l'autre (duel biblique, archétypal, le même que dans Le Maître de Ballantrae de Stevenson, par exemple) pour remplir un contrat, après une poursuite qui semble elle-même durer le temps d'une vie, à travers marais, déserts, grottes, montagnes, ville morte, tous hantés de créatures furtives, féroces... On y met au jour la racine, le fil dénervé, de tout récit qui compte : le parcours d'un chemin. Que ce parcours soit linéaire, zigzagant, effusé, répétitif, immobile, la translation d'un point A à un point B (fût-il un A') jette le fondement de tout authentique récit, de tout véritable poème. Et de toute vie éveillée. Chaque soir j'aimais à m'endormir en même temps que Nicontina ou Joaquim (le sommeil comme l'une des conditions de la survie dans ce far-west brésilien), au milieu d'un espace élargi où mon lit tanguait comme un fruit mûr sous d'anciennes étoiles.
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« Si vous voulez vraiment vous échapper de cette vie inhumaine, commencez par prendre le temps – de ne rien faire, d'exister simplement, sans vous soucier de ce que vos contemporains pensent d'une telle activité. Vous remarquerez rapidement que c'est à la fois la chose la plus difficile et la plus gratifiante au monde ». Ce fragment relève du bon sens, d'un bon sens qui pourrait orienter un de ces jeunes diplômés de Grandes Écoles qui ont décidé de renoncer à la carrière prestigieuse et bien rémunérée qui s'offrait à eux à la fin de leur cursus, ce pour monter une entreprise « solidaire », se lancer dans la permaculture, etc. Ben non. C'est le père spirituel des Zemmour, Onfray, Houellebecq, et autres ludions de la Droite, qui s'exprime ici, soit David Engels, dans Que faire ? Un opuscule, certes platement voire maladroitement écrit, qui reprend le titre du livre de Tchernychevski, puis de Lénine, puis d'Althusser, en en inversant la polarité – ce qu'avait commencé le patronyme de l'écrivain dans une vertigineuse ironie du sort. David Engels recommande de la sorte de délaisser les grandes métropoles violentes, décadentes, de renouer avec la saine vie à la campagne, ou dans des villes moyennes, de consolider un entourage amical, une culture livresque classique, … Je ne peux m'empêcher de remarquer combien la Droite tâche en ce moment de s'emparer de valeurs encore récemment attribuées à la Gauche, ce fameux bon sens rousseauiste, cette détestation de l'argent-roi, cette révérence de la vérité naturelle qui n'oublie pas l'amour des lettres, … tout en faisant l'apologie de l'usage des armes, de la légitime défense, du lever de poids, de l'uniforme, de la race blanche (ou assimilée), dans un gloubi-boulga dont les morceaux mal fondus plaisent au palais peu exigeant de nombreux internautes. Je suis bien obligé de le constater : la Droite se ré-arme, aussi bien physiquement (les biceps des responsables du Rassemblement National font craquer les coutures de leurs impeccables costumes) qu'intellectuellement (on lit (mal) Nietzsche et Maurras, à la salle de sport identitaire). Les vieillards pansus, les dames à gueule de cyborg mal retapé, des Républicains ne font pas envie, mais une jeunesse qui s'entretient et a lu deux ou trois livres (aujourd'hui un gage d'érudition) patiente dans les taillis, prête à leur faire la peau.
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Tonio pénètre toujours dans la chambre du second étage, jadis la chambre de Raphaël (qui vit le plus clair de son existence à Bruxelles où il entame sa quatrième année d'école d'art), comme dans un temple réservé aux initiés : ici gisent les centaines, les milliers, de bandes-dessinées que j'ai entreposées au long de décennies de lectures passionnées, au nombre desquelles les comics américains attirent particulièrement mon petit Spiderboy. À sa demande, je lui en prélève quelques-uns de temps en temps, au compte-gouttes, tant cette littérature peut se révéler violente et parfois traumatisante (le Joker de Brian Azarello), et le conduis plus volontiers vers Tintin, Spirou, Astérix, Gaston, et compagnie, plus accueillants. Plus fréquentables. Mais Batman l'épie dans le noir, pelotonné dans sa cape, dans les coins les plus secrets, les plus aigus, de la bibliothèque sacrée, et Tonio a le sixième sens en alerte. « Plus tard tu pourras lire tous les livres de Papa. / Vraiment ? À quel âge ? / Euh... Je ne sais pas... Vers 15 ans ? / Ah, c'est bien ! / Et tu auras tous les livres de Papa, avec Eleonora et Raphaël, quand Papa sera parti. / Quand tu seras parti ? Où ? ».
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Vers le rien sans doute. Sous d'anciennes étoiles.

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