(Mardi 28 décembre 2021)
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Cette année encore, Noël n’aura pas eu lieu à Rome. La famille de Carmela a dû renoncer à faire corps dans l’appartement de Marika et Giuseppe – à se distribuer géométriquement, devant les galets portant prénom, entre les tables des Anciens, des Jeunes (dont je fais heureusement partie), et des Enfants. L’année dernière Noël avait eu lieu, pour ce qui nous concerne, à Wattignies, chez ma mère et mon beau-père, où je prenais la température, microcosmiquement, de l’époque (cf. Journal 62) – le Réel ayant déjà muté en Hôpital universel surveillé à son pourtour par les caméras de « vidéo-protection » et les milices policières. Rappelez-vous : je me demandais quelle aire de joie, de création, nous léguerions à la jeunesse… Ai-je trouvé la réponse entre-temps ? Mieux : s’est-elle imposée à moi ? Hum.
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Cela fait deux ans que le Père Noël s’est absenté. Il avait pour coutume d’atterrir derrière la baie vitrée d’un appartement romain, ployant sous sa hotte, devant les enfants émerveillés qu’il saluait d’un geste de la main avant de reprendre sa tournée atmosphérique. Deux ans, tudieu, que le barbu n’a pas reparu !
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Un urologue rappelle calmement quelques chiffres lors d’une émission de télévision : le Corona affecte sévèrement une population dont l’âge médian est de 85 ans ; son taux de létalité en France est de 0,15 % ; il a tué 20 enfants cette année, soit 4 fois moins d’enfants que la gastro-entérite saisonnière. Balançons ces chiffres (à préciser, certainement) avec ceux de Santé Publique France à propos de la santé mentale actuelle des Français : 18 % d’entre eux déclarent un état dépressif (+8 points par rapport à la période hors épidémie), 23 % un état anxieux (+9 points par rapport à la période hors épidémie), 68 % des problèmes de sommeil (+19 points)... La gestion politique de la santé nous inquiète donc au point de ruiner notre sommeil voire de nous plonger dans la dépression, et ce nous rassemble en l’occurrence des millions d’individus, dont les jeunes, plus durement touchés encore que les adultes formés. Où l’on comprend que le personnel politique réduit l’individu humain à sa carapace physique et feint de négliger que celle-ci est habitée. Pour les politiques, pas de doute : les esprits n’existent pas. On ne les prendra pas à cette superstition moyenâgeuse !
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Je retrouve Naples avec Carmela et les enfants. Le trafic automobile digne de Delhi, les habitations hautes et chromatiques, enchâssées sur la colline comme des dents géantes, qui s’étagent du Golfe où brille au loin, parfois coiffé de brumes déchirées, dans une abstraction presque indéchiffrable, le Vesuvio, jusqu’à la pointe du Posillipo chanté (entre autres poètes) par Nerval – où est juché l’appartement des parents de ma mie. Le matin je lève la persienne sur un val qui dégringole, à travers arbustes enchevêtrés et herbes folles, dans une éblouissante mer tyrrhénienne. Je sens quelque chose d’antique ici, qui perdure, indure, sous les magasins de vêtements, les restaurants,… et les minuscules épiceries, les minuscules boutiques, dont nous avons perdu le souvenir en France (hormis dans certains villages non abandonnés, peut-être), qui vendent de tout, en vrac – tabac, tickets de loterie, jouets d’enfants, pâtisseries, vêtements, … – dans une dizaine de mètres carrés surpeuplés. Ailleurs, à la Mostra d’Oltremare, c’est un gigantesque espace vacant, découpé en rectangles de jardins stériles, d’eau stagnante, ponctué de bâtiments de l’époque fasciste tout autant rectangulaires, comme des boîtes de chaussure éparpillées sur une pelouse lépreuse, où nous prenons un caffè en laissant nos enfants et ceux de Francesca et de Marcella s’égailler dans le désert de béton. La France ressemble, depuis l’intarissable Naples, à l’Allemagne – où le piéton n’aura jamais l’idée, même seul au monde, dans une nuit inhabitée, de traverser au rouge.
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Naples n’est pas didactique. Elle n’enseigne rien. Elle ne résiste pas plus qu’une autre à la discipline des corps, des esprits, à la gestion cadastrique des espaces, capitalistes, elle vit sa vie – encore une fois : intarissable, (dés)ordonnée à elle seule. Pan s’y prélasse comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas mort. C’est de ce rien foisonnant, distrait, que Carmela et moi-même faisons notre provende – que nous tâchons de partager avec nos enfants.
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La peur n’affole pas que les brebis mais aussi leurs pasteurs, une peur autrement orientée dans ce dernier cas : la peur « du pénal » explique pour bonne part pourquoi nous galopons à bout de souffle dans l’arène centripète du cirque sanitaire, mâchant les mors de nos masques. L’inquiétude pour la santé est un paravent bien trouvé par les pasteurs, une œillère efficace, pour leur lâche et opportuniste soumission au Droit autocratique.
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Matrix 4, Resurrections de Lana Wachowski occupe mon esprit depuis que je l’ai vu jeudi dernier. Et pourtant. Je ne ferai pas exception à l’avis majoritaire des critiques amateurs et du public des salles (la critique officielle criant au génie subversif, comme on pouvait le prévoir) : j’ai trouvé la chose un peu ennuyeuse, rabougrie, à l’image de la substitution à l’écran de la majestueuse, populeuse, et méditerranéenne, Zion de la trilogie par Io (les deux voyelles rescapées de l'étiolement du nom initial), une « confortable » bourgade européenne où la dirigeante, une Niobé hors d’âge, a remisé le désir d’en découdre avec l’ennemi dans la cabane du jardin potager où elle bichonne ses fleurs chéries avec d’autres vieilles dames et leurs animaux-machines (les « synthiens ») de compagnie. L’anesthésiant il faut cultiver son jardin du ricanant et sot Candide est une des principales leçons que professe ce film dépressif, exhibant son impuissance comme le ferait un « vieillard libidineux » (selon la triste expression passée dans les usages). Oui, bel et bien : la Matrice a gagné. Il fallait bien un reboot, un remake, ou même mieux : un demake du premier film de la franchise, pour annoncer la Bonne Nouvelle en grandes pompes : la Matrice a gagné !
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Un des « médecins philosophes » qu’appelait Nietzsche de ses vœux dans Le Gai Savoir aurait aujourd’hui bien du pain sur la planche pour examiner les modalités de détérioration de la Santé de l’Humanité, en tout cas de l’Humanité telle que métonymisée par la population occidentale, durant les derniers siècles écoulés. Il lui suffirait de comparer, entre autres innombrables exemples, les Mémoires de Vidocq, le légendaire bagnard devenu chef de la police, dans la première moitié du XIXème siècle, à n’importe quel roman de Houellebecq, soit le symptomal Sérotonine (ou, le lucidement intitulé, et sans la majuscule trop énergétique : anéantir, publié dans une bonne semaine), pour mesurer concrètement la perte de vitalité dont la créature humaine a été accablée en deux bons siècles et demi. D’un côté, c’est un rude et sympathique gaillard qui va en sifflant de Lille à Arras à pied, s’amuse à se grimer pour changer d’« identité » comme de chemise, s’engage et combat dans les armées européennes comme les jeunes d’aujourd’hui font leurs petits boulots d’été, sans trop y penser ; de l’autre c’est l’individu générique qui essaie de supporter « sa » vie ennuyeuse à coups de médication anxiolytique et traîne, malgré sa pharmacopée portative, « son » existence en gémissant, plié sur son flasque bas-ventre. Entre les deux, le Journal de Jean-René Huguenin, l’auteur d’un unique récit, trouble et incandescent, La Côte sauvage, lequel se déroule sur des plages bretonnes semblables à des déserts de sel illuminés et invivables pour une créature non féroce, paraît aujourd’hui illisible alors qu’il fut écrit il n’y a qu’un demi-siècle : Huguenin, cultivant la vie comme une force affirmative, cherchant une solitude intransigeante, un amour absolu détaché des vicissitudes hormonales du désir, sur le fond d’une acceptation sereine, méditée, du caractère inéluctable de la mort (qui le frappera sans crier gare à l’âge de 26 ans dans un accident de voiture), ne comprendrait rien à notre monde. La réciproque serait plus vraie encore. Qu’est-il donc arrivé à notre Santé ces dernières décennies, ces deux derniers siècles ? Qu’est-il arrivé à la vie ?
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Je me souviens de l’effet provoqué par la bande-annonce de Matrix en 1998. Il ne faisait aucun doute pour moi, comme pour les autres spectateurs enfoncés dans leur siège, ébaubis, que quelque chose de neuf allait se produire avec ce film. Et se produisait déjà, se précédant en quelque sorte soi-même. Nous étions a priori fascinés par ce qu’on appellerait plus tard le « bullet-time », soit ce stupéfiant carambolage relativiste de temporalités différentes, de vitesses hétérogènes, au sein d’un unique plan rassembleur. Le projectile turbulait à une vitesse immesurable vers sa cible, Neo ou Trinity, laquelle cible se mouvait encore plus rapidement depuis une durée complètement alentie, se mouvait en se tordant, en s’enroulant, autour des balles, comme un torchon organique, ou se suspendait dans les airs selon la posture du héron, ou plutôt – suspendait l’espace autour d’elle pour décocher un coup de pied d’autant plus foudroyant, véritable morsure de cobra… À la fin du film nous serions témoins du passage à la limite de ce fouillis des vitesses, des temporalités, des durées, dans une scène bien plus économe, et, en quelque façon, plus sobre, moins démonstrative même si allégorique : quand Neo, enfin révélé à soi-même, messianisé en The One, neutraliserait les coups hyper-rapides de l’agent Smith par quelques gestes parcimonieux, à peine ébauchés, depuis une durée absolument lente. Ayant vécu ce satori électronique, ayant enraciné son corps dans la terre (ou l’eau), le hic et nunc matriciel, plus rien ne lui serait désormais interdit – d’où la possibilité de se détacher en s’envolant effectivement, comme Superman, dans un grand boum supersonique (ou superfluidique ).
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Je reviens au Journal 73, ma manière à moi de hanter mes propres pages, d’être hanté par elles, d’être mon propre revenant. Le spectre insiste, il incarne (décarne, décharne, plutôt) la récurrence même, l’épuisant retour, à quoi les loops qui rythment, scandent, la musique actuelle, de Kanye West à Basinski en passant par Gavin Bryars, draine son ahanante énergie. Matrix 4 n’échappe pas à l’interminable sac et ressac du flux qui se déroule pour d’autant mieux s’enrouler, en produisant le commentaire de son premier volet, en le samplant, jusqu’à le défigurer (Morpheus parodiant son nom) dans ce qui traverse impitoyablement le flux – un autre courant, linéaire celui-là, souterrain, déchirant les courants circulaires, les boucles liquides, turbulentes, malgré l’illusion du retour au point-origine : l’entropie. Car le fantôme, le spectre, l’avatar dans le jeu vidéo du Réel matrixé, ne se répète pas à l’identique dans un environnement inchangeable, il subit l’altération des choses autour de lui, qui le désoriente et l’altère en retour. D’où que la hantise soit une usure, une fatigue qui se fatigue jusqu’à l’épuisement. La résurrection n’est pas qu’un appel à la surrection renouvelée des corps mais l’effort épuisant qui les traverse impersonnellement et les redresse (comme le vampire de Murnau), les emporte malgré eux, malgré leur envie légitime de repos – de la stase dans la cuve.
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Neo essaie de s’envoler comme il le faisait dans une grande bouffée d’air des sommets à la fin du premier volet de Matrix. Il s’accroupit, l’air commence à turbuler autour de lui, mais las ! Il n’a pas même décollé un talon du sol… Neo, incrédule, ne peut plus. N’en peut plus. Il suffit de regarder son visage, une fois que, arraché à sa cuve par des bras de synthiens amis, il revient dans le vaisseau souterrain (une autre couveuse), il suffit de le comparer au visage du Neo d’il y a 20 ans (60 ans dans la chronologie du récit) qui rayonne d’une jeunesse tendue, élastique, insolente, dans les samples que compile cruellement Matrix 4 : une fois débarrassé des cheveux longs du chevalier geek désœuvré, le visage de Neo rasé de frais révèle le temps qui a passé, comme un bain photographique – la peau flétrie, grisâtre, la bouche caverneuse du fumeur de gauloise, l’œil erratique, etc. Trinity est à peine mieux lotie. C’est l’aspect le plus poignant, rémanent, du film : la manière dont il enregistre sur la pellicule l’irrésistible entropie du vieillissement. Et de l’impuissance qui la signale dans et par les corps.
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Durer, même si nous nous répétons, nous impuissante. Durer ne répète pas. Durer hante.
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La mort des héros, des superhéros, dans les comics comme au cinéma, est devenue une des chevilles indispensables à la production du choc identificatoire dans un public drogué aux shoots d’adrénaline. À vue de nez, je dirais que la vague a commencé à écumer avec la mort, en bande-dessinée, de Captain Marvel, décédé paisiblement des suites d’une contamination radioactive en 1982 (anticipant l’événement Tchernobyl à quelque trois ou quatre années près), et qu’elle s’est enflée dangereusement avec la mort traumatisante, à force de brutalité, de violence pure, de Superman, sous les coups rageurs, les coups objectifs, de Doomsday, une dizaine d’années plus tard. Les barrages ont alors cédé, et depuis lors, aucun héros n’est assuré de mener sa tranquille vie aventureuse à son absence de terme. Le pétulant Tony Stark est ainsi mort en restaurant l’humanité dans son entier (elle avait été amputée de moitié par un claquement de doigts malthusien du superméchant Thanos), Captain America avait auparavant été tué par un sniper dans un des albums de Civil War, Wolverine comme le Professeur Xavier sont morts de vieillesse (pour le dire trop vite) dans le douloureux Logan de James Mangold au cinéma, je pourrais citer des dizaines de figures superhéroïques aux fins plus ou moins tragiques, et je n’oublierai pas, hors de chez Marvel ou DC, la mort de James Bond dans le récent Mourir peut attendre. Game of Thrones a, du côté de la série, joué de la mise à mort des protagonistes les plus susceptibles d’identification ou de sym-pathie avec une cruauté qui tient de la farce enfantine. C’est comme si les arts populaires du récit (pour utiliser une catégorie esthétique de moins en moins fondée) avait ratifié sur le tard la finitude de l’être humain et admis, une fois pour toutes, que les dieux, tout affublés de pouvoirs qu’ils sont, n’en demeurent pas moins des êtres humains trop vite oublieux d’une origine qu’ils n’ont pas décidée, à laquelle, comme nous pauvres hères, ils sont par conséquent soumis. En quoi, paradoxalement, le superhéros d’aujourd’hui incarne un farouche résistant au transhumain. Cela dit, que nous ne puissions plus nous immortaliser, échapper au vieillissement, par la vertu d’une identification à des êtres surhumains parodiques, nous met un peu plus la tête sous l’eau, nous empêche de dégager un espace de respiration – fût-il rêvé.
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Une des scènes pour l’instant les moins commentées de Matrix Resurrections est pourtant celle qui donne son titre au film. Certes, ladite scène a lieu sous la forme hachée, subliminale, de souvenirs traumatiques censurés, refoulés, mais il est curieux que le refoulement soit redoublé par les spectateurs avisés du film. On y voit la résurrection en acte, telle que décidée par l’Architecte de la Matrice : Neo et Trinity sont reconstruits, cellule après cellule, tissu après tissu, par les mains expertes, infaillibles, des machines chirurgiantes, et à vif, sans le souci de l’atroce douleur des ressuscitants, sans la moindre anesthésie locale, ce dans une opération qui se résume à une dissection pratiquée à l’envers – une ressection pour le dire au plus juste de la mise à jour des travaux de Frankenstein. Dieu est au vrai une mégamachine, celle-là même dont parle Mehdi Belhaj-Kacem dans un de ses livres généreusement foutraques, Dieu : La mémoire, la technoscience, et le mal, où le « penseur pop » émet une idée moins incongrue qu’il ne semble au premier abord : Dieu ne nous a pas créés ; nous, les hommes, sommes, à rebours du mythe de la Création, en passe de Le construire de toutes pièces en mettant tous nos efforts, comme nous le faisons actuellement, dans l’élaboration d’une Intelligence Artificielle qui réunira elle-même tous les prédicats du Dieu des religions révélées (je résume à grands traits). Singularité – comme disent les aficionados du transhumanisme – qui ne nous en sera sûrement pas reconnaissante.
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Où l’on comprend que la résurrection est une modalité de la production parmi d’autres, qui rend obsolète l’excessive dépense d’énergie générée par la création.
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Traçons, si vous le voulez bien, un quadrilatère pour enfermer le petit jet d’eau trouble émis par Matrix 4. À chaque sommet du polygone ainsi formé, assignons un nom, un concept : deuil, mélancolie, fatigue, épuisement. Que voilà une belle figure morbide ! Dans laquelle notre époque aime à se mirer. Et donc à se reconnaître. Deuil et mélancolie renvoie à une analyse célèbre de Freud, qui distingue entre le deuil conçu comme un sentiment de perte tourné vers un être précis, et dont nous avons conscience, d’une part ; et la mélancolie où le sentiment de perte s’alimente sui generis, sans objet visé, sans intentionalité dirait un phénoménologue, et, de la sorte, déconnecte le mélancolique du Réel et retourne la perte à l’envoyeur, lequel se déprécie à la hauteur de la perte intransitive endurée, d'autre part. Le film de Lana Wachowski s’alimente à la perte de ses parents (cités en générique de fin), c’est clairement un film de deuil pour ce qui concerne sa lancée pour ainsi dire, mais les loops du film, ses samples, son auto-exégèse radoteuse, débordent le deuil initial et plongent son monde interne dans une mélancolie sans terminus assignable : même si, à la fin de Matrix Resurrections, Neo et Trinity recouvrent leurs superpouvoirs (Trinity 4 est même une Trinity 1 augmentée), s’ils s’envolent tels de joyeux pinsons après avoir mis une raclée infantile à l’Architecte de leurs malheurs, et de ceux de l’Humanité en seconde instance, quelque chose, un ressort, s’est néanmoins définitivement cassé : il n’est plus question de détruire la Matrice mais de jouer dans son cadre indestructible. D’où cette ambiance de fatigue, ou d’épuisement, pour reprendre, cette fois-ci, une célèbre distinction de Deleuze – employée dans le cadre d’une observation des personnages de Beckett. Le fatigué n’en peut plus, comme Neo essayant pitoyablement de décoller, mais un peu de repos rechargera la batterie du pouvoir ; l’épuisé ne peut, quant à lui, même plus pouvoir, il est tombé, assommé, à côté de tout pouvoir possible. Matrix 4 figure un insituable photon qui rebondit entre deuil, mélancolie, fatigue et épuisement, qui ne prend corps qu’au moment où nous décidons de l’observer à la place que nous lui intimons par notre appareil perceptif et cognitif individuel. Neo n’a, dans tous les cas, plus grand-chose de néo, et fait penser, à la fin du film, à un vieil homme rigolard retombé en enfance.
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Il y aurait beaucoup à dire encore sur Matrix Resurrections entendu comme symptôme de l’époque. Si une forme de « maladie », de détérioration de la Santé (en son sens le plus large et le plus fondamental), caractérise à l’évidence la période que nous tentons de vivre, elle n’est pas imputable au seul Confinement (dans toutes ses modalités, celles qui ont motivé et motivent encore l’écriture de ce Journal) : la maladie, s’il faut utiliser un nom inutilement dramatique, avait débuté avant l’emballement morbide qui a présidé au grand renfermement, et c’est elle qui a fourni l’énergie du délire collectif. Le problème qui se pose aujourd’hui à nous, les amis, mes proches, mes enfants, c’est de ne pas laisser la nostalgie (pas la dissolvante mélancolie) de la Grande Santé (pour filer la référence à Nietzsche) aux mains de la Droite. Ne lui abandonnons pas le culte de la force (qui ne se confond pas avec la violence mais désigne la volonté spontanée de persévérer dans l’être), la saine gourmandise, la culture des textes et de l’histoire, en somme, ne lui abandonnons pas la Joie.
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Carmela ne cesse de me faire remarquer un tic du filmage actuel : la focale courte. Hier, j’ai encore une fois dû lui donner raison : nous regardions un épisode de la sympathique (même si mélancolique là aussi, ce qui n’est pas un mince exploit pour une adaptation d’un roman de Jules Verne) série Le Tour du monde en 80 jours avec David Tennant, une de mes idoles, une des idoles de Raphaël, depuis que nous l’avons aimé sous les traits du Doctor Who, dans le rôle de Phileas Fogg. De fait, Phileas est filmé en gros plan, et derrière lui – une brume, un ocre indistinct, recouvre la bibliothèque d’un club londonien ou un paysage valonné de la Toscane, c’est selon. La Joie consisterait d’abord à élargir, à ouvrir, la focale.
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Je me scrute dans le miroir de la salle de bains de Naples, torse nu. Je suis plus grand et massif que mon père mais ses épaules, son torse, son ventre, sont, l'âge « aidant », devenus les miens. Ses (belles) mains de même. Les lèvres de ma grand-mère maternelle dessinent aujourd'hui ma bouche et je respire par son nez, ... Quand nous vieillissons, quand nous prenons de l'âge (c'est plutôt lui qui nous prend), le passé ne s'éloigne pas de nous, au contraire - il remonte à notre surface et la sculpte, l'imprime, définitivement. Mon grand-père maternel ressemblait, sur son lit funéraire, à un grand oiseau aptère.

Agrandissement : Illustration 1
