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Billet de blog 30 août 2022

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Aux confins (Journal du mois du Corona 79)

Le journal d'un (parmi tant et tant) qui vit au jour le jour le (dé)confinement dû au coronavirus.

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(Mardi 30 août 2022)

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À la note précédente, je disais ma consternation à la vue de la bande-annonce de Thor Love and Thunder. Eh bien, le film de Taika Waititi a confirmé voire décuplé mes premières impressions. Je suis ressorti de la salle de cinéma quasi bouleversé. Non pas tant à cause de la mort de Jane Foster (Natalie Portman) provoquée par un cancer foudroyant, une mort réglée vite fait bien fait par l’évaporation du corps malade en poudre dorée de perlimpinpin, qu’en raison du degré de pureté de la corruption, (je ne trouve pas d’autre mot, de mot qui soit moins (mélo)dramatique) dans laquelle le film s’ébroue joyeusement. J’en ai été sifflé.

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Le film est d’abord d’une laideur rutilante, avec ses fonds numériques, les armures des héros en plastique acidulé, sa bande-son de guitar hero (plus Def Leppard qu’Iron Maiden), le tout faisant encore et toujours signe vers les 80’s dans ce qu’elles ont de plus clinquant. Ensuite il est monté sur le rythme du cinéma de blockbuster actuel – au galop, sans halte, sans moment de reprise du souffle, sans respiration donc. Le cinéma doit secouer aujourd’hui, on l’a bien compris, mais quoi ?

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Zeus a mal vieilli, il dirige un Las Vegas cosmique pour divinités boomers, qui flotte, comme les globes contenant Lourdes ou Paris sous l’averse de neige, dans un néant introuvable par le méchant, lui-même un ancien fidèle écœuré par la baveuse indifférence des dieux ventripotents – de cruels Gargantuas. Et le père des dieux ne consent pas à se séparer de son doudou, son éclair (en aluminium doré), qui permettrait à Thor et à ses compagnons d’avoir une chance de mettre fin à la carrière du Godbutcher. Thor de s’emparer de l’arme après l’avoir mortellement retournée à l’envoyeur, sans s’émouvoir à aucun moment d’avoir assassiné celui qu’il considérait jusqu’alors comme son modèle – plus qu’Odin lui-même. Le reste du film est à l’avenant : plat, ou aplati, irrespirable tant les dimensions du monde proposé par Thor Love et Thunder sont étroites, concassant au casse-noisettes industriel l’ancien Thor qui devisait comme Chrétien de Troyes pour en retirer le cerneau d’un gentil rugbyman bas de plafond.

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Ce n’est pas que le film soit immoral, ce qui pourrait retenir mon attention, titiller mon intérêt, déplacer mes goûts, … non, c’est qu’un humour d’adolescent fumeur de joints a corrodé le sens, les valeurs, a roulé tout ce qui pouvait demeurer de sacré dans la farine d’un immanentisme non voulu pour lui-même, a cadenassé l’horizon. Le crépuscule des dieux est tombé non pas dans un grand éclat de rire nietzschéen mais dans une bonne déconnade entre potes. Si Satan existe, son triomphe est complet : ce n’est pas Dieu, c’est le Ciel entier dont Dieu est la figure ponctuelle qui a sombré. Et qu’avons-nous gagné en retour ?

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Un certain rire, disait Hegel dans ses Cours sur l’esthétique, marque que l’art est désormais « une chose du passé ». Je pense que c’est ce rire que j’ai entendu au long du film de Taika Waititi, dont le nom lui-même semble une bonne plaisanterie zoophile. Un rire d’une pureté nihiliste insupportable à mon vieil équipement auditif. Les jeunes sont apparemment mieux lotis que moi en la matière.

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J’ai peut-être le torse trop large, les poumons trop volumineux, un corps trop ancien, jurassique, pour respirer un air aussi renfermé, raréfié, hypermoderne. C’est biologiquement que j’ai réagi, que j’ai dû courir hors de la salle pour boire une grande goulée d’air frais, retrouver un tant soit peu d’espace. Malgré le festif « Défense de sortir » (cf. Drieu, Journal 73) murmuré en ostinato par le film dans son vacarme intrinsèque.

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Je ne sais si les critiques, les penseurs du cinéma, ont assez mesuré la révolution ontologique qui a cours depuis quelques décennies maintenant dans la production cinématographique. Comme le rappelait André Bazin dans des pages célèbres de Qu’est-ce que le cinéma ?, le fantasme du cinéma a précédé le cinéma lui-même chez nombre de « prophètes » comme Niepce, Muybridge, etc. Et ce fantasme avait d’abord pour objet la restitution du réel dans sa totalité. Art « réaliste » que le cinéma, écrivait Bazin, art réaliste, machinique, dont Bresson se concevait comme « l’opérateur » dans ses fascinantes Notes sur le cinématographe rédigées avec l’aide de Roger Munier, lequel poursuivit la réflexion de Bresson dans des livres comme Contre l’image (qui eut une certaine notoriété en son temps et détermina la vocation d’un Raoul Ruiz), ou, plus confidentiellement, Le Chant second. Avec la photographie, puis le « cinématographe », l’homme avait enfin la possibilité technique de ne plus représenter le réel, mais de le laisser se présenter (par) lui-même. Cette auto-présentation s’effectuait en dépit même de la volonté du cinéaste, puisque ce dernier ne pouvait contrôler, pour le dire sommairement, que le cadre dans lequel ce monde apparaissait, venait se déposer, « en chair et en os » dirait Husserl, sur la pellicule. L’image cinématographique, image objective selon l’expression de R. Munier, devenait de la sorte l’inoccultable fond, l’irrésistible présentation, de toute représentation filmique, son chant second tapi sous le chant subjectif du réalisateur – vocable qui mériterait d’être justement compris lui aussi. L’assomption de toutes les propriétés de la machine à enregistrer, dans la syntaxe appropriée combinant image et son (cf. le prologue de Pickpocket de Bresson), (non-)jeu des acteurs (les modèles), se faisait encore attendre à l’époque de ces grands théoriciens et praticiens, jusqu’à leur faire dire que le cinéma n’était pas encore né.

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Certains écrivains, penseurs, poètes, comme Walter Benjamin, Roger Gilbert-Lecomte, … ont pu espérer que le cinéma nous permette d’affiner notre perception limitée, de l’amplifier, de la préciser, d’accéder à d’autres, de multiples, niveaux ou échelles de réalité… Il y avait là comme l’espoir que la recherche de la vérité, vérité que personne ne connaît mais dont on pressent simplement qu’elle existe là où l’homme n’existe pas ou plus, qu’elle ne se présente qu’en l’absence de celui qui voudrait la dire, la formuler, il y avait là comme l’espoir que cette recherche allait aboutir. En ce sens, on le lit chez Abel Gance par exemple, le cinéma s’inscrivait dans une histoire plus théologique que scientifique – du réel on ne peut simplement dire que ce qu’il n’est pas (ce que l’homme en dit), tout comme Dieu dans la théologie négative. Eh bien on allait enfin pouvoir dire sans dire – montrer donc !

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Comme un fantasme de cinéma dans la fameuse sentence de Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus, concernant l’ « élément mystique » qui se montre mais ne peut être dit. Le film comme solution non philosophique aux grands problèmes de la philosophie – laquelle se résume aux erreurs commises dans la tentative de dire ce qui ne peut être dit. La philosophie comme sa propre erreur, comme l’échelle, selon la métaphore de Wittgenstein, dont il faut se débarrasser après en avoir gravi les degrés – pour atteindre à ce que le cinéma montre enfin.

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Las ! C’est à autre chose que le cinéma que le cinéma se destine aujourd’hui, dont il emprunte les modalités techniques, à tout le moins dans la production pensée, rentabilisée, pour les masses. Les acteurs bankables mettent à disposition des techniciens leur corps, soit une surface à trois dimensions que des capteurs numériques vont enregistrer et modéliser pour l’écran à deux dimensions, sur un fond lui-même numériquement construit, et dont le caractère artificiel est souvent perceptible pour qui n’a pas été élevé au biberon de pixels. Les « plans en extérieur » ou encore les « décors naturels » sont désormais un luxe dont on se passera aisément, et qui posent de toute façon des problèmes de plasticité, de résistance, pour la démiurgie des ingénieurs de l’image. En somme, les films de Disney, Marvel, … ressortissent davantage à l’anime, au jeu vidéo, qu’au film. Et dans ce cadre, si le cinéma d’il y a 20 ans encore approchait une restitution du réel, formulait une vérité pré/post-verbale, ce qu’on appelle aujourd’hui cinéma n’enregistre plus le déjà-là mais fabrique de toutes pièces une image sans chant second. La vérité ainsi dé-fondée, production de l’homme exclusivement, c’est le message relativiste, parfaitement profane, que délivre le moindre de ces films dévalant en torrent dans les salles du monde entier devant des spectateurs tétanisés et rigolards.

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Mais les choses ne sont pas si simples. Si la partition est nette, dans les salles de cinéma, entre film d’auteur et film à grand spectacle, film savant et film populaire (où le film de genre a gagné ses lettres de noblesse jusqu’à faire hésiter la partition et mobiliser la plupart des vlogs et podcasts « cinéphiles »), et si le film d’auteur recueille dans les forums de streaming des tombereaux d’injures, surtout lorsque le film est français (c’est-à-dire financé, censément, par nos impôts, comme on le lit à longueur de « commentaires »), manifestant que la norme du cinéma demeure américaine même en période de patent naufrage artistique dudit cinéma (lequel se survit pour l’essentiel dans ses séries, mais pour combien de temps encore ?), le cinéma demeure un dans la conception commune. Il se modalise selon les genres, les auteurs, etc. qui ne touchent pas, apparemment, à son essence. Or il est clair qu’il y a aujourd’hui deux cinémas, l’un qui chante encore, susurre, le réel sous les gesticulations bruyantes du réalisateur, l’autre qui se chante seul, se veut causa sui, indépendamment d’un réel qu’il ne fait que mimer quand il en a besoin.

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J’appellerais volontiers arithmorama le cinéma numérique dont la masse, ou l’homme massifié, aime à s’étourdir. Vision du nombre. Pourquoi pas ? Le fond de ce cinéma hégémonique c’est bien la pluie de nombres qui tombe à verse dans Matrix. Et cette fascination pour le nombre c’est bien la transe religieuse qui étourdit la masse devant les écrans de télévision, d’ordinateur, de smartphone, ceux de la Bourse aussi, de tous les réseaux culturo-financiers au sens le plus large.

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Ce sont de nouvelles formes de vie qui ont d’abord émergé du clinamen de cette pluie arithmétique. Je me rappelle encore la stupeur qui fut la mienne, et le mot est faible, quand je vis Jurassic Park de Spielberg en 1993. L’animatronique faisait encore des merveilles à l’époque, mais je fus cloué sur mon siège, comme les spectateurs de L’Entrée du train en gare de La Ciotat en 1896, quand un troupeau de dinosaures de la taille de ruminants quelconques déboula dans la savane par centaines, image qui relevait sans doute possible de l’arithmorama. Huit ans plus tard, le saisissement fut encore plus grand face au Final Fantasy de Hironobu Sakaguchi et Monotori Sakakibara. Les héros de l’anime allaient à la découverte d’une autre espèce vivante, extraterrestre (selon la bande-annonce, je n’ai pas revu le film depuis sa sortie en salles), mais à la vérité ce sont ces héros, les personnages humains de l’anime, qui étaient l’objet du voyage bouleversant auquel le spectateur était invité : il était difficile de dire en quoi ces personnages n’étaient pas des êtres humains tant leur texture, leur consistance, la motilité de leurs expressions faciales, de leurs gestes, reproduisaient l’humain, mais indéniablement quelque chose clochait et provoquait l’Unheimliche – une vitesse, une forme de suspension dans l’espace, des corps qui semblaient pourtant vivre tout autant que nous. Cette impression seule, spectrale, obstinée, me reste du film après toutes ces années.

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La même impression que quelque chose ne va pas alors qu’il fonce comme un train – l’ours qui poursuit la jeune chasseuse dans Prey, le meilleur film (Dan Trachtenberg, 2022) de la franchise Predator, après celui, inaugural, inégalable, de John McTiernan. En l’occurrence, ce sont les bêtes qui parcourent le territoire d’une Amérique encore sauvage (si l’on omet les Français qui introduisent une civilisation grossière, monstrueuse même) qui sont les plus étranges, le Prédator ressemblant quant à lui au guerrier d’un âge antédiluvien, premier occupant des lieux et donc bien intégré au paysage. Même vues de près ces bêtes (ours, loups) paraissent naturelles, leur poil est dru, tactile, mais elles ne se meuvent pas comme les êtres vivants connus, pas exactement, ce qui les rend d’autant plus inquiétantes. Ce je ne sais quoi persiste davantage que les spectaculaires éviscérations, amputations, dont le Prédator abuse en incurable gourmand. Ce je ne sais quoi comme une lueur rémanente dans notre vision périphérique, la nuit.

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Ces nouvelles formes de vie, il serait utile de les qualifier, de les faire entrer dans un bestiaire modernisé. Pour les domestiquer, en apaiser l’étrangeté. Pour apprendre à vivre avec elles. L’œuvre d’Étienne Souriau, penseur honteusement oublié, propose une taxinomie, un nuancier, d’une impressionnante justesse, dont on trouve le mode d’emploi dans le très beau petit livre de David Lapoujade, Les Existences moindres. Souriau pose un « pluralisme existentiel », autrement dit il fait l’inventaire de la diversité des « modes d’existence » qui vont de la chose présente en face de moi, ce stylo, ce bahut chinois, cette banane, à l’être imaginaire qu’est Swann chez Proust (ou chez Brian de Palma), ou Hamlet, jusqu’à l’être virtuel que laisse deviner la partie manquante d’un pont de cordes oublié dans la jungle… Chaque existence étant aussi parfaite (le mot est de Souriau) qu’elle peut selon son mode. Dans une pensée d’une pareille ampleur et d’une pareille acuité il ne peut exister de « chose » (au sens commun) qui soit « irréelle », et l’imaginaire ne convoque plus alors une dimension située hors du monde, les êtres qui le peuplent appartiennent à des « quasi-mondes » (Lapoujade, p. 29), ils ont une résonance sociale mesurable – nous les faisons certes exister, mais cette existence a le pouvoir en retour, l’effectivité, suffisants pour faire hurler de peur un enfant dans la nuit (les « monstres ») ou susciter une vocation philosophique (Zarathoustra, …), … Les êtres virtuels ont quant à eux une existence « moindre » encore que les êtres de fiction : ils ont le caractère de l’ébauche, du commencement qui ne verra peut-être jamais son accomplissement ou qui se heurte à l’impossibilité de son déploiement. Ce peut être la phrase anodine, entendue dans le bus, qui donnera lieu, ou pas, au récit, au poème, à la rencontre, etc. Je n'entrerai pas dans le détail de cet inventaire d’une précision inouïe, mais les outils de Souriau nous permettraient de situer, de localiser, de ranger, de répertorier, dans un monde, un quasi-monde, les quasi-êtres que l’arithmorama lâche imprudemment dans la « nature » en meutes de plus en plus nombreuses et intrusives.

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Je m’étonne moi-même de la place qu’a prise dans ce Journal le cinéma, et particulièrement le cinéma à grand public, alors que je vais voir en salle ou regarde via l’ordinateur de nombreux films plus sévères, et qui m’émeuvent souvent beaucoup plus que tout ce que l’industrie du cinéma confectionne pour le spectateur moyen – dont je suis. C’est que, comme je l’ai déjà dit il me semble, ce cinéma exhibe l’inconscient collectif, intensément pulsionnel qu’il est, et dévoile les affects (il les (re)dirige aussi, certainement) de l’être humain pris dans la masse, conçu dans sa totalité. Aucun autre médium n’a ce pouvoir ni cette volonté de récollection, pas même l’internet, lequel est en état d’implosion permanente, d’archipellisation nucléaire. À partir de ces affects massifiés, de ces pulsions cristallisées, il nous est loisible de deviner à quoi l’humanité se prépare en ce moment : l’arrivée, l’épiphanie, d’êtres d’une autre nature que la nôtre, qu’ils soient mutants (les superhéros), extraterrestres (le récent Nope de Jordan Peele modélise avec l’abstraction nécessaire la rencontre entre la faune extraterrestre et l’être humain), androïdes (le poignant After Yang de Kogonada), … Nous attendons (espérons ?) cette épiphanie de l’autre, un autre venu d’ailleurs ou d’ici.

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L’animal est d’ailleurs, tout en vivant ici, parmi nous. Ce que la célèbre Huitième élégie de Rilke nous rappelle : « De tous ses yeux, la créature voit l’Ouvert », où l’être humain ne distingue, lui, que « le monde des formes ». La face de l’animal baigne ainsi dans l’Infini qui nous est refusé, dont nous saisissons parfois la lueur dans le regard de l’animal croisant notre regard. Le chat de Buber, le chat de Derrida, qui occasionnent leur pensée depuis un être-vu troublé, décentré. L’animal mais aussi l’enfant, l’enfant du Voleur de bicyclette de De Sica, par exemple, avec sa tête de Jean Gabin miniature, un homuncule greffé à la cuisse de son père, et le plus souvent silencieux, trottinant, « voyant par tous ses yeux » comme l’animal rilkéen, aimant son géniteur d’un amour non humain, invincible, par-delà les valeurs de la civilisation. L’animal, l’enfant, deux intraterrestres venus de plus loin que les étoiles.

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« Il ne mange pas de chair crue. Il ne s’intéresse pas au vin mais simplement aux récipients qui le contiennent et à ses couleurs. Il dort uniquement sur le ventre, comme une tortue sous sa carapace. Il mord les livres. Il ne sent pas l’ail, ni l’oignon, ni la sueur rance. Il craint le poivre. Il n’est pas poilu. Ses talons ne sont pas rugueux. Ses cheveux sont intacts. On ne voit pas ses os. Ses orteils ne puent pas. Rien ne le surprend. Il n’aime pas le vacarme. Il ne hait personne et personne ne le hait »[1]. Quel est cet animal qui nous ressemble mais amélioré, ou cet androïde ? On dirait « l’homme doré » de Philip K Dick, dans la nouvelle éponyme, le successeur de l’homme, au corps divin (les femmes sont irrésistiblement attirés par lui), dépourvu de pensée car hyperintuitif et donc toujours en avance sur les êtres doués d’une pensée forcément retardataire, … Non, rien de tout ça. Cet être imputrescible, immortel, c’est Marin, l’enfant de Savitzkaya. Où l’on comprend que l’enfant et l’adulte humains appartiennent à des espèces coexistantes, concomitantes, mais sans commune mesure, et que l’enfant ne deviendra pas adulte, il mutera plutôt, déclinant dans une forme fragile et morbide – sentant déjà la tombe.

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Pourquoi aujourd’hui, dans le cinéma, parmi les autres médias, cette attente implorante de l’autre, de l’Autre, cette prière entonnée pour son arrivée ? Le monde s’est étréci, les murs se rapprochent dans la cellule déjà exiguë, la faux descend vers notre cou comme dans Le Puits et le Pendule, mais l’autre va arriver, il doit arriver, il va percer les cloisons, faire un trou, laisser l’air s’engouffrer… Nous libérer peut-être ! Le Joker (Todd Phillips) ou Le Samaritain (Julius Avery) braquent le projecteur sur le paysage effrayant que CNews esquisse de son côté en (mauvais) peintre pointilliste à force d’émissions d’ « information », de décryptage : la foule hurlante, bestiale, inondant les rues des villes, la même que celle des radeaux grouillant de formes à peine humaines, entassées par paquets excrémentiels, décrites par Jean Raspail dans Le Camp des Saints (le grimoire occulte de la Droite, l’Anti-Évangile prophétique), lesquels débarqueront un jour prochain (demain, certainement) dans un nuage pestilentiel sur les rivages de l’Europe blanche, aseptisée, et feront se lever télépathiquement les formes de vie étrangères et féroces, lourdement armées, infiltrées dans nos rangs… Ah, l’Immigré ! Celui des « territoires », des « cités », des « banlieues », celui des « rodéos » en scooter, celui des prisons, … sans parler du terroriste ! Le Migrant ! L’autre, que dis-je, l’Autre, nous débarrassera de cette racaille, à tout le moins il y mettra de l’ordre !

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Carlo Levi, dans Peur de la liberté, un livre, un « poème philosophique » selon ses mots, d’une densité comparable aux meilleurs moments d’un Bataille qui aurait lu et métabolisé Simondon, analyse l’histoire comme une tension entre deux pôles – l’indifférencié, l’indistinct, d’une part, l’individualisé, le séparé, d’autre part. La religion, avec ses idoles, ses cultes, est en soi une tentative de domestiquer, de calmer, de localiser, l’indifférencié (le sacré), l’État, lui, tend vers l’individuel mais arrache aussi l’individu à son isolement pour s’ériger en idole qui réclamera sacrifice – dont l’esclavage constitue une des modalités. L’amour individualise puissamment l’aimé(e), certes, mais sans la passion qui gronde, indifférencie les amants, fait sourdre le chaos dans l’attirance virant à l’attraction, l’amour décrit un geste exsangue… J’ai l’impression qu’en ce moment de critique des religions, de vacillement, de destruction, des cultes, le mouvement des hommes est au retour nostalgique vers le chaos matriciel avec des pointes de fuite éperdue vers la lucidité douloureuse, solitaire, de l’individuel – toute la virevolte de la mouche coincée sous un verre. L’époque est à la Masse qui implore la venue de l’Hyperindividu – un simulacre d’individu en fait, un pur produit de son contraire.

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Pendant les vacances en Italie cet été, à San Benedetto del Tronto, nous allions à la plage le matin (comme l’année dernière, comme l’année d’avant, cf. Journal 59, Journal 71), puis déjeuner au restaurant, avant que je ne revienne, souvent seul, à l’appartement non climatisé où je tentais de m’abriter d’un soleil fou qui me faisait vomir durant la nuit. J’ai passé du temps, l’après-midi, dans la pénombre trempée, à regarder des films qui m’apportaient leur fraîcheur propre. Parmi ces films, ceux d’Apichatpong Weerasethakul. Qui m’endormaient d’abord, puis, du sein de la transe, m’éveillaient à un autre rythme, un rythme terrassant, qui s’engourdissait à son tour jusqu’à la pétrification – cet homme qui, s’allongeant sur la terre, dans Memoria, montre à Tilda Swinton, par son visage soudain lapidaire, que le sommeil est un instant de retranchement dans la mort universelle, ou la jeune fille qui s’endort au bord de l’eau dans Blissfully Yours (la mouche qui se pose sur sa joue, puis s’envole aussitôt, comme si le visage avait reflué dans la terre mouillée, minéral enfoui dans les minéraux), sans excepter les dormeurs guerriers de Cemetery of Splendour, … À chaque fois, le corps se calme, se transit, le visage renonce à l’expression, et quelque chose sourd de l’immobilité enfin conquise, du sommeil qui dessine le territoire de la lenteur autonome. À chaque fois, le non-humain du corps humain, la tête sous le visage, se détend, se répand, la respiration plus ample, et il semble que la vie devient possible sous le soleil qui boit notre eau. Devenir-plante, devenir-roseau de l’homme du futur ? Parfois je me plais à croire que les arbres autour de moi, voire les herbes, les fleurs, sont d’anciens êtres, nos prédécesseurs, qui ont renoncé à bouger, qui méditent au sein de leur sommeil ébloui.

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C’est ce non-humain que j’admire souvent, sans qu’ils me voient, dans la beauté du visage de mes enfants.

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En Bretagne ensuite, invité par Alain mon éditeur, en compagnie de Patrice, son ami, journaliste retraité de Mediapart, nous sommes allés à la rencontre de miraculeuses petites villes rencognées dans des ports beaux comme des coffrets, au bout occidental du continent européen, et d’écrivains (Paol Keineg, dont j’ai découvert l’œuvre toute d’esquisses, d’esquives, d’une poignante ironie), d’artistes, de gens, … Et j’ai été frappé par la beauté de cette région que je connais mal, par la gentillesse, l’hospitalité, de ses habitants, et surtout l’attachement qui est le leur à la terre bordée d’eau. C’était la première fois que j’observais, en France, cette appartenance organique, passionnée, non exclusive pour autant, du locataire à son lieu. Grande émotion, en outre, que je ne veux pas développer, que je garde pour moi, à pouvoir partager la poésie, le poème, avec Alain, avec Patrice, à ne plus me sentir seul à cet égard, émotion qui renouait le fil, l’ampleur, de l’émotion partagée avec Cédric et Victor quand nous rassemblions notre tablée autour d’un whisky. Grande émotion encore, à Douarnenez, sur un bateau à quai, à lire à haute voix, pour le public d’un Marché de la Poésie, le poème que j’ai dédié il y a maintes années à Raphaël – ma voix qui tremblait, se déchirait, m’échappait, malgré mes efforts pour la retenir, la contenir.

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Miku Hatsune est une chanteuse japonaise, extrêmement célèbre dans son pays d’origine et en Chine, qui fit notamment une tournée européenne en 2018. Elle a pour particularité de ne pas exister tout à fait, même si ses musiciens, sur la scène, sont des êtres humains comme vous et moi, qui se dépensent sans compter pour les milliers de fans bouleversés.

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L’écran est trop étroit pour lui-même, il aspire à dé-border, se renverser, à renverser son cadre ; nul doute que les temps sont proches où réel et arithmorama se confondront, où l’on ne parlera plus de « réalité augmentée », où l’acteur, le modèle, seront périmés (trop limités qu’ils sont plus que coûteux). Je ne sais même si l’on parlera encore de niveaux de réalité. J’imagine volontiers des différences de texture, d’épaisseur – ce même si la machine peut aussi imiter les textures en se branchant à nos systèmes nerveux – dans ce réel soudain agrandi, étoffé. S’il y a encore des niveaux de réalité à poser, à explorer, ils concerneront davantage ce qui aura survécu de notre identité personnelle. Le cinéma, l’anime, le jeu vidéo, auront disparu ou n’existeront plus qu’à titre de vestiges muséaux d’un âge révolu, l’âge du cadre, l’âge de la séparation. Il n’est pas exclu qu’une forme de sacré fasse son retour, ressuscite, avec cette réimmersion dans l’Indistinct. Où Miku Hatsune aura figuré un nouveau type de Baptiste.

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Les mêmes lancinantes questions jeudi dernier, avec des amis différents en début d’après-midi et le soir. L’après-midi au bar de la Treille à Lille, avec Katrine et Victor. Le soir dans mon jardin, à fumer le cigare, déguster vins et rhums, avec Cyril, Vianney, Thierry, Franck, Didier : que deviendront nos enfants dans ce monde où, comme le disait Victor, les étés lillois ressemblent désormais à ceux du Perpignan qu’il a connu il y a 20 ans ? Où les forêts brûlent en Bretagne ? Que deviendront nos enfants dans ce monde où, lorsque des prisonniers du Centre Pénitentiaire de Fresnes participent à des courses de karting avec les habitants du quartier, à l’intérieur de l’enceinte dûment surveillée, les médias s’emballent et crient au scandale, relayés par le Garde des Sceaux ? Relayés bien entendu par l’opinion générale… Eh bien ? Les prisonniers n’en bavent jamais assez, à trois par cellules, sans espaces privés, avec deux heures de liberté par jour ? Ils n’ont pas le droit au divertissement, au rapport social, allégé par la compétition sportive, avec les citoyens hors les murs ? La ligne de fuite des discours de haine, bave aux commissures des lèvres, des éditocrates habituels et des suiveurs, on la devine sans difficulté : la réhabilitation de la peine de mort. La France, travaillée au ventre via CNews, France-Info, …  par la Peur, la Haine, l’attente de l’Autre, du Père qui remettra de l’Ordre dans le Chaos, la France se prépare plus ou moins consciemment à l’arrivée de la Droite au pouvoir, elle s’y prépare à travers le gouvernement actuel. L’attente du Grand Autre dans la peur du petit autre – le délinquant, l’immigré, …, cette tenaille rappelle des temps passés, ces affects généraux de même, et encore et toujours les amis et moi-même ne trouvons d’espoir que dans la jeunesse. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume des gens de ma génération comme de celles qui nous précédèrent, qui occupent encore les places du pouvoir, de la décision, du contrôle des affects nationaux.

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J’ai revu Zabriskie Point d’Antonioni, au cinéma, avec Raphaël et Cyril, mon frère, lesquels ne connaissaient pas encore le film. Le début m’a décontenancé, je ne me le rappelais plus distinctement, où, dans un style documentaire, Antonioni filme des contestations étudiantes à Los Angeles, jusqu’au moment-charnière où un policier est abattu par une main ennemie, hors-champ, que la presse va attribuer à tort au protagoniste de l’histoire ; d’autant que le jeune homme, insurgé dans le sang, va dérober un hélicoptère pour faire un tour dans le désert, y faire la rencontre d’une magnifique jeune femme tout aussi libérée que lui, avant de ramener l’engin (décoré au meilleur goût)  à bon port, où la police aura à cœur de l’exécuter sans sommation. Entre-temps la jeune femme aura rendu visite à son patron dans une bâtisse monumentale, du type de celle des bandits de North by Northwest, où ledit patron fait des affaires avec ses égaux par-dessus la tête des concitoyens ordinaires, pendant que les serveuses noires servent les apéritifs et les employées-modèles patientent dans la chambre. Quel ne fut pas notre enthousiasme, à Cyril, Raphaël, et moi-même, lors de la célèbre explosion finale, sur fond de musique sauvage, LSDifiée, de Pinkfloyd ! L’explosion certes rêvée, imaginée par la jeune femme, du manoir moderne monté sur pilotis de béton, du manoir éventré livrant le fruit de ses entrailles – vêtements de luxe, nourriture surabondante dégueulée du frigo, etc. En somme, me suis-je dit en sortant de la salle, rien de neuf sub sole. Il y a 50 ans, déjà, une petite caste arrogante, satisfaite de soi, jouait au Monopoly par-dessus la tête des gens, avec la complicité aveugle d’une Police aux ordres. Où les jeunes seuls osaient déjà des trajectoires, des bifurcations, incompréhensibles, et surtout intolérables, aux vieux.

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Rien ne se crée, tout pourrit. Il faut que ça change ! Didjoss !

Illustration 1
Salut les ami(e)s ! Je m'appelle Miku ! Miku comme... euh...

[1] Eugène Savitzkaya, Marin mon cœur, Minuit, p. 17.

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