Genève, Conseil des droits de l’homme, 26 Mars 2014. Une représentante d’un état Africain prend la parole pour soutenir la résolution proposée par les Etats-Unis et soutenue par l’Union Européenne pour l’ouverture d’une enquête internationale sur les atteintes aux droits de l’homme au Sri Lanka. Elle souligne combien son pays, qui a traversé des années d’une guerre que l’on pensait sans fin, a pu travailler à la réconciliation et à l’établissement de la justice. Combien ce travail était indispensable pour aller vers une paix durable.
Pour elle, la situation est comparable au Sri Lanka, et elle encourage ce pays à regarder en face ses années de guerre et les terribles exactions de cette période.
Je l’écoute, en attendant que Pauline, ma collègue, prenne la parole au nom d’ACF. Cette femme ne fait pas un discours de diplomate, mais un discours porté par son cœur et sa conviction. Comme nous le ferons ensuite.
Je réalise alors que l’année précédente, elle était venue à un évènement organisé par ACF pour parler du cas spécifique de Muttur. Et c’est en nous écoutant, en parlant avec nous à la fin des discussions, qu’elle s’était, pour la première fois, forgée cette conviction sur le bien-fondé d’un processus permettant de juger ceux qui ont, au cœur du conflit, bafoué les droits fondamentaux de chaque individu.
L’émotion me prend, le combat que nous menons, depuis 7 ans, avec d’autres organisations de la société civile, semble enfin pouvoir aboutir. Nous parlons à notre tour, de notre espoir : la justice pour Muttur.
Muttur, 4 août 2006, 17 personnels d’ACF sont bloqués dans la ville suite à l’assaut donné par les forces gouvernementales. Alors qu’ils sont réfugiés dans les locaux ACF et bien identifiés par les T-Shirt de l’ONG qu’ils portent, ils sont sortis dans la cour de notre bureau, alignés à genou, et simplement assassinés l’un après l’autre d’une balle dans la tête, sans raison, simplement et atrocement pour ce qu’ils représentent, des civils au service de la population qui souffre après des années de conflit, de catastrophes naturelles comme le Tsunami.
La nouvelle, quand elle arrive, bouleverse notre organisation, nous pleurons, nous essayons de comprendre, nous souffrons avec les familles, avec les victimes. C’est cette émotion indépassable qui pendant 7 ans se transmet à tous ceux qui veulent comprendre, qui veulent que les coupables soient emmenés devant la justice. Les équipes encore sur place, les autres équipes en mission sur des terrains toujours compliqués, les personnels au siège, les membres de l’association et ses dirigeants, tous se lancent dans un combat pour la justice. Pendant 7 ans, nous avons tout essayé, collaborant d’abord activement avec les autorités avant de comprendre leur refus puis leur rôle actif dans ce crime.
Parfois, nous avons cessé d’y croire, nous luttions quand même, sans certitude, tellement d’autres intérêts étaient en train, insidieusement, d’effacer les horreurs de la guerre. Mais nous ne cessions pour autant de mettre en œuvre tout ce qui nous semblait possible.
Genève, 27 mars 2014. Historique, le vote des 47 états du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies décide à 23 voix pour et 12 contre d’ouvrir une enquête internationale, incluant les faits de Muttur. Nous ne saurons jamais à quel point notre travail a permis cela, à quel point, comme pour cette femme Africaine, nous avons contribué à convaincre, à faire pencher la balance, obtenant le soutien de la France, puis de la majorité des états. Mais peu importe, l’émotion l’emporte, quelque chose est à nouveau possible, l’histoire et la justice reprennent leur marche.
Bien sûr le chemin est long entre cette décision et l’établissement de la justice, mais lorsque nous quittons le Conseil des droits de l’homme, nous sommes fiers de cette institution, fiers que l’union des nations puisse aussi permettre d’aller au-delà de la souveraineté des états pour défendre des valeurs universelles, des individus qui risquent leur vie pour aller vers d’autres.
Alors le combat continue, mais à ce moment, il nous semble que la société civile a déjà gagné une bataille cruciale, celle qui permet de passer le relai de notre lutte parfois vaine à des mécanismes officiels, gouvernementaux. A eux de jouer maintenant, nous, nous serons là, encore, pour soutenir l’établissement des faits. La justice n’efface pas les peines, mais elle permet de les atténuer, et surtout, nous l’espérons, elle prévient par ses décisions, la répétition future d’actes barbares contre les civils et ceux qui essayent de leur porter secours.
Dr Serge Breysse
Directeur du plaidoyer ACF-France