Dans un récent échange sur médiapart j'imaginais deux modalités « originales » pour augmenter les recettes de l'Etat, dont l'une concernés les Entreprises.
On me fit le reproche de m'en prendre à ''l'Entreprise créatrice d'emploi''» et de manifester ainsi une « haine de classe ». Bref, tout de suite les mots qui fâchent. Prière de ne pas s'en prendre à ''l'Entreprise-créatrice-d'emplois ''.
Je sais que depuis 30/40 ans, une vaste opération de communication (un moment menée par Bernard Tapie, dans les années 80) a été engagée pour valoriser l'entreprise : et depuis, dans ce cadre il faut dire et répéter que l'entreprise c'est elle qui crée les emplois.
Mais c'est une approche qui consiste à masquer une réalité plus complexe :
Certes, en première analyse, dire que c'est l'entreprise qui crée l'emploi, c'est d'une banalité qui n'a d'égale que celle qui consiste à affirmer que ce sont les fleurs qui donnent les fruits.
Une vraie lapalissade ? Sauf que, sans la terre, les racines, le tronc, les branches, les feuilles, le soleil, l'eau … vos fleurs vous pouvez les attendre longtemps, et encore faudra-t-il ne pas oublier les abeilles, pour espèrer que les fleurs produisent les fruits que vous pourrez récolter en gonfflant la poitrine et dire MES fruits ?
Pour entrer un peu plus dans cette compléxité, il convient de considérer l'Entreprise comme un mot "valise" parfois utile pour en cacher d'autres. Mon tort est donc de l'avoir employé sans précaution. L'occasion m'est ainsi donné d'ouvrir un peu la valise.
Entreprise : de quoi parle-t-on ?
L'entreprise c'est la mise en action et en synergie de deux types de capitaux : le capital matériel immobilisé et financier et le capital humain... ses salariés.
Quand on fait payer l'entreprise, on sollicite donc les 2 types de capitaux et pas seulement le capital amené par les "patrons" (gérants et actionnaires), enfin en principe ! D'ailleurs les "patrons" le répètent à leurs salariés quand ils disent : "si nous sommes trop taxés c'est vous qui allez payer, car on devra licencier." ajoutant au passage : " en attendant, pas d'augmentation de salaire"
Mais bien sûr, il y a entreprise et entreprise : le mot cache d’extrêmes inégalités, de ma "petite entreprise EURL" à la multinationale cotée au CAC 40 avec multiples filiales dans des paradis fiscaux, un même mot pour parler de deux mondes qui n'ont aucun rapport, sauf évidemment de dépendance forte, voire totale, de la première par rapport à la seconde quand la première est dans la catégorie des sous-traitantes et la seconde, donneur d'ordre, une grosse...
Ceci posé, revenons à l'affirmation qui prétend que l'entreprise est LA créatrice d'emplois.
J'observe que pour la grande entreprise, notamment industrielle, mais également dans les services, c'est tout à fait le contraire depuis plusieurs décennies. Tous les gains de productivité et les profits dégagés ont été investi régulièrement pour alléger le "capital humain", réduire l'emploi. Et l'’État, en tant qu'employeur. ne fait rien d'autre en supprimant aveuglément un emploi sur deux à chaque départ à la retraite, Je dirais même qu'il fait mieux, ou plutôt pire que le privé. Vous me direz : en cassant les services de l’État, il offre au privé des opportunités de prendre les marchés. En faisant mieux ? Pour l'instant là où ça c'est passé, la démonstration n'est pas faite. Loin s'en faut !
Et pour les PME , PMI et commerçants, artisans, professions libérales sous toutes formes de statut, qu'en est-il de la création d'emploi ?
Une partie de leur marché provient de la sous-traitance des grandes entreprises, avec deux effets contraires :
1 / Quand les grandes "externalisent", et sous-traitent, elles ouvrent un marché pour les petites... mais la création d'emploi des petites se fait évidemment sur la perte d'emploi des grosses. En solde d'emplois créés nets ... le compte n'y est souvent pas, car, au passage, si on externalise, c'est pour baisser les coûts, et donc les petits qui ramassent le marché sont tenus de faire aussi bien avec moins de moyens, en somme: travailler plus et gagner moins. Travailler plus, ça veut dire souvent plus d'heures sur un seul emploi (ce que la TEPA à voulu encore inciter !!) donc au total moins d'emplois.
2 / Quand les grandes délocalisent, alors elles s'en vont avec le marché qu'elles donnaient aux sous-traitant locaux. Résultat : double, voire triple perte d'emplois : perte des emplois de la boîte qui délocalise, perte des emplois des sous-traitants... et pertes des emplois des commerçants, artisans, locaux, car des chômeurs, ça consomment moins que des travailleurs normalement rémunérés.
On me dira-t-on, grâce à leur inventivité, leur capacité d'adaptation, leur réactivité, etc, les PME et les PMI et les autres, commerçants et artisans, forment un tissu local d'emplois qui peut prospérer, se développer... OUIje dis OUI, et je dis encore OUI c'est bien. mais ...
J'ajoute cependant que pour que ça marche, que cette dynamique fonctionne, il y a des conditions : il faut que le terrain soit bon, le contexte économique local sain.
Une petite entreprise ne prospère pas "hors sol", ce qui veut dire qu'il lui faut
1 / localement un "vivier humain" ayant un bon niveau de qualification, car c'est dans ce vivier que les entreprises vont pouvoir puiser leur capital humain, celui dont elles ont besoin tout autant que du capital matériel et financier. ( je le répète car on l'oublie trop)
2 / localement des offres de services, des commerces, aux entreprises et aux particuliers attrayants (écoles, santé, transports, communication, loisirs ...) Car dans une zone appauvrie sur ce plan... le vivier humain a tendance à fuir. surtout et d'abord le mieux qualifié, bien sûr.
N'ou lions pas que ceux qui font vivre les services marchands aux particuliers, les commerces et l'artisanat et autres professions libérales, les PMI ou PME sur le marché local, se sont, à hauteur de 80%, les salariés en dépensant leurs salaires directs et/ou différés. Quand leurs salaires baissent, ils consomment tout de suite moins, surtout ceux qui ont des petits salaires, et le tissu des "petites entreprises locales" voit alors son CA baisser d'autant : résultat pas d'emploi à créer, bien au contraire.
C'est pourquoi quand on affirme que ce sont les "Entreprises qui créent l'emploi", on se montre que très réducteur :
Ce sont elles qui en "décident", mais elles le font dans un contexte où l'un des facteurs essentiels agissant en amont, c'est ce que décident de consommer les consommateurs, qui ne l'oublions pas consomment avec l'argent de leurs salaires directs ou indirects ou dérivés de salaire (une retraite par exemple qui est le fruit d'un salaire). Si on tape dans les salaires, si on diminue la masse salariale, on tape dans la source d'emplois que sont susceptibles de créer les PME ou PMI ou petites entreprises.
D'ailleurs, quand sur un territoire il y a de fortes pertes de salaires dues à des fermetures d’entreprises, les commerçants locaux, les artisans, bref tout le tissu local des petites entreprises... se solidarise avec les salariés.. et pas par "sympathie", par intérêt bien compris.. car ils comprennent bien, dans la crise (c'est parfois un peu tard hélas), où se trouvent leur intérêts.
Je l'accorde donc, sans aucune peine : les petites entreprises, PME, PMI, professions libérales, quel que soit leur domaine d’activité, médecins, avocats, pharmaciens, boulangers, boucher, menuisier, maçon, électricien, services à la personne, coiffeur, enseignants, agent d'assurance, agent immobilier, régis de publicité, vendeur de pizza, magasin de sports, poste, entreprise du BTP, cabinet d'infirmiers-ères, réparateur de matériel informatique, cliniques, magasins de téléphonie, boutique de mode, ambulancier et taxi, transporteurs et livreurs....quelque soit leur statut ( SARL ou EURL, SCI, SNC, associatif, coopératif, et même services publics) toutes ont des intérêts tout à fait liés à ceux des salariés, à ceux de leurs propres salariés (quand ils en ont), et à ceux de tous les salariés de leur territoire :
Car le travail des salariés est le plus gros contributeur à la production de richesse, et leur salaire, le fruit de ce travail, est la principale source de revenu permettant de soutenir une demande de produits et services, demande qui fait que le petit "patron" pourra envisager de produire plus, pour vendre plus, donc parfois embaucher pour atteindre ces objectifs commerciaux. Et, oh merveille, en embauchant il crée un salaire de plus, qui sera réinvesti en consommation.
Exporter : la solution ?
Vous avez une petite entreprise ? J'espère que vous n'allez pas oublier de me faire cette objection : "et si pour me dégager du "contexte local" , je décide de travailler uniquement ou du moins principalement pour l'exportation ? Je ne dépends plus du marché local, les salaires peuvent bien baisser, ça m'arrange même, je pourrais maintenir ceux que je verse à mes salariés à un faible niveau, je pourrai être plus compétitif etc ."
Oui, je vous l'accorde, ça marche, du moins ça peut marcher, et il faut évidemment ne pas s'en priver,
Attention toutefois : ça peut marcher, mais vous le savez à une condition : c'est être capable de produire localement ce que ceux, là où vous vendez, ne peuvent pas produire aussi bien, ou à moindre prix.
Et pourquoi ne le pourraient-ils pas ? Essentiellement parce que vous disposez d'un capital humain qu'ils n'ont pas, pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes :
1 / Soit la qualité indispensable de votre capital humain c'est d'être "bas prix" (étant donné votre mode de production). Mais alors en France vous serez toujours moins bien placé que les BRIC et autre pays "émergents".
Résultat, peu de chance que ça marche ! Allez-vous délocaliser vous aussi ?
.2 / soit la qualité de votre capital humain c'est d'être haut de gamme du point de vue de sa qualification professionnelle ...
En France ça peut se trouver, heureusement, donc dans ce cas ça peut marcher. Toutefois attention à payer correctement et à ne pas proposer à vos salariés le cadre de vie désolant d'un territoire en pleine déconfiture, avec commerces fermés, services lointains, loisirs inexistants... sinon sa qualification, il va aller la négocier ailleurs !
De plus, si faisant fi de votre territoire d'implantation et de son destin, vous seriez alors considéré comme entreprise "non citoyenne". Il se peut que vos concitoyens vous regardent alors d'un mauvais œil et aillent jusqu'à vous "taxer" pour vous obliger à participer à l'entretien de la copropriété... le territoire. Entre copropriétaires, quand certains font défaut, le collectif oblige. Normal non ?
Il est du coup raisonnable de penser que pour que chacun contribue à entretenir le territoire national, certaines entreprises puissent être amenées, selon le cas, à se montrer plus citoyenne, et soient contraintes de participer à l'effort pour tenir correctement la copropriété nationale. pourquoi pas ?