Voilà un peu plus de 10 ans que je travaille dans la protection de l’enfance, avec une spécificité sur l’accompagnement scolaire de ces jeunes âgés de 0 à 21 ans.
Pendant 10 ans j’ai constaté que la cause de ces enfants, adolescents et jeunes adultes, intéressait si peu les pouvoirs publics que les défauts systémiques des structures ne pouvaient être au mieux palliés que par les efforts des personnels épuisés. Le burn out ou la maltraitance institutionnelle semblent être les deux faces d’une peu glorieuse médaille.
Depuis quelques semaines cependant je constate que des prises de paroles au sujet de l’Aide Sociale à l’Enfance trouvent un écho, ramenant aux yeux du public élargi le sort d'une population minoritaire qu’il est facile d’ignorer et de stigmatiser. Je pense notamment à la tribune du collectif "Les Ombres", à celle de l'anthropologue David Puau, à la tribune publiée le 19 Mars…
Je souhaiterais participer à la visibilité de ce débat et partager l’expérience de la structure où je travaille et qui me semble tristement exemplaire des tendances que prennent notre secteur. L'association où j’exerce en tant qu’éducatrice scolaire spécialisée accompagne des personnes de 14 à 21 ans en leur proposant une insertion professionnelle via des ateliers d’application professionnels et des scolarisations en CAP en tant que candidats libres suivis par des éducateurs scolaires.
Mais le département où je travaille vient de nous annoncer que notre structure, trop couteuse, était obsolète, et nous a donné l’injonction de nous réinventer en tant que foyer thérapeutique afin d’accueillir des jeunes de l’ASE présentant des troubles psychiatriques.
Les éducateurs techniques seront licenciés ou reclassés pour permettre les hypothétiques recrutements d’un personnel médical. Recrutements qui n’auront probablement pas lieux faute de candidat car ce constat est le même dans toutes les institutions. Rapprocher les secteurs du handicap et du social est la volonté politique mais sans que des moyens supplémentaires ne soient attribués et dans l’ignorance des situations de terrains.
- Allons nous pouvoir continuer à accompagner les élèves accueillis dans les mois ou les années précédentes mais qui n’ont pas encore l’âge de passer un diplôme ? Seront ils renvoyés dans les établissements scolaires où ils ont épuisé tous les dispositifs alternatifs de prise en charge avant d’être définitivement exclus ?
- Quel projet pour accueillir les futurs usagers dont les difficultés psychologiques seront encore plus marquées ? À moyen constant, sans personnel médical, sans formation supplémentaire, dans quel type de cadre seront ils accueillis ?
Nous assistons aujourd’hui sur le terrain à une série de vase communicant : les places en pédopsychiatrie ferment, alors ce public va en Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique (ITEP). Les jeunes qui auraient dû aller en ITEP n’ont plus de place et se retrouvent dans les structures de l’ASE. Les jeunes qui auraient dû aller dans une structure de l’ASE restent dans leurs familles au mépris des dangers encourus et au risque de briser définitivement les liens parents/enfants.
Ce glissement que subit ma structure ne peut être dissocié à la fois des injonctions économiques mais aussi de l’aveuglement idéologique de nos élites qui font peser sur le dos de ces enfants à la fois les fantasmes sécuritaires et les illusions méritocratiques de notre société. Les hasards du calendrier ont fait apparaître de façon criante ce télescopage puisqu'au moment même où la future fermeture de nos ateliers professionnels nous était annoncée, Mr Attal venait à Nice inaugurer un internat éducatif accueillant un public ressemblant en de nombreux points à celui que nous accueillons encore. Mais puisque les éducateurs ne suffisent pas, le dispositif incluait la présence de membre de la gendarmerie et des saluts quotidiens au drapeau en uniforme pour « redresser » ces jeunes.
Le fantasme de nos politiques consiste à croire que l’uniforme et la discipline régleront les inégalités sociales et rétabliront la confiance dans l’Etat et la justice de ceux qui ont été confronté tôt à ces institutions. Toutes personnes qui partagent le terrain sur lequel je travaille savent qu’il n’y a pas de solution applicable à tous et produisant les mêmes effets sur chacun. La construction d’un lien, les hauts et les bas dans une relation où le jeune rejoue les rejets dont il a été l’objet dans son histoire précédente, l’explicitation d’un cadre, la sécurisation relationnelle, tout cela se construit petit à petit, pas à pas. Il faut malheureusement plus de deux semaines de vacances scolaires pour y parvenir.
Toutes les études montrent que les jeunes de la protection de l'enfance présentent des risques accrus de précarisation à l'âge adulte par rapport à la population générale. Certains iront en prison ou à la rue car la volonté politique de prévenir ces parcours n’existe pas. Ils passent du statut de victime à celui de délinquants potentiels durant leur adolescence et c’est avec méfiance et non plus compassion que les autorités les toisent. La volonté affichée récemment par Mr Attal de faire voter une loi mettant en place une forme de comparution immédiate pour les mineurs de 16 ans révèle et s'inscrit dans cette tendance vers une réponse sécuritaire aux problèmes sociaux des mineurs.
Dans les discours actuels sur la jeunesse dite "déviante" chez nos politiques, la question de la responsabilité individuelle revient continuellement. Ceux qui analysent les actes posés par les jeunes ou leur intégration sociale une fois adulte en relation
avec leur contexte de vie participent sans doute à "la culture de l'excuse" que Mr Attal souhaitait voir disparaître dans son discours du 18 Avril. Au sein de mon service qui vit ses dernières semaines et dont la disparition fragilisera de nombreuses personnes, il est clair que la responsabilité collective de ce que nous devons aux mineurs vulnérables a, elle, d'ores et déjà disparu.
Malika Gaudin Delrieu, éducatrice scolaire spécialisée