Oublier les noms propres ? L’exercice semble inséparable de la démocratie. L’échange des patronymes rend souvent inutile celui des arguments. Il procède par images qui, surtout dans les périodes de tension, visent à disqualifier l’adversaire et nous ôtent la peine de penser. Cette campagne présidentielle se résume, à bien des égards, à un combat entre des noms propres chargés d’affects. Dites « Mélenchon » dans un dîner en ville et vous aurez à peu près le même résultat qu’en prononçant « Macron » dans un café d’une zone péri-urbaine : montée aux extrêmes garantie et fin de la réflexion. Ceux que le nom « Mélenchon » rend fous incriminent ses pulsions caractérielles. Ceux que « Macron » insupporte répliquent par l’autoritarisme pratiqué lors de son quinquennat.
Le désastre français est qu’un nom propre sort de plus en plus souvent indemne de ces confrontations. Ce nom, c’est « Le Pen » : précisément celui dont il aurait fallu préserver la puissance symbolique. Dans Closer, on apprend que la candidate qui préfère qu’on l’appelle « Marine » vit en collocation avec sa meilleure amie (« la petite sœur que je n’ai pas eue »). On connaissait déjà l’amour qu’elle porte aux chats : on apprend qu’elle en a six. Comme elle se déclare « blessée » par ceux qui l’ont trahie durant cette campagne, tout nous porte à croire que Marine a du cœur.
Marine comment déjà ? Il fut un temps où même la presse sentimentale se serait souvenue que cette candidate porte un nom dont, malgré toutes les péripéties familiales, elle n’a jamais désavoué la signification politique.
Hélas, « Le Pen » a cessé d’être le nom propre de l’extrême droite. C’est devenu le nom commun de la colère française. A juste titre, Emmanuel Macron a récemment cité Péguy pour décrire notre rapport au nationalisme xénophobe : « le pire, c’est d’avoir une âme habituée ». Le Président aurait pu en profiter pour condamner quelques progrès récents de cette méchante habitude de l’âme. Pour ne citer que des exemples touchant au langage : son Ministre de l’Intérieur reprochant à Madame Le Pen d’être « trop molle » dans son combat contre le fondamentalisme musulman ; la coutume consistant à réunir dans une même condamnation « les extrêmes » pour ne plus rien emprunter au clivage gauche/droite ; l’usage gouvernemental de formules confuses telles « islamo-gauchisme » ou « menace woke » afin de stigmatiser tout ce qui a un parfum d’égalitarisme. La consigne de Mélenchon en 2017 (« Pas une voix pour l’extrême droite ») manquait peut-être de clarté. Si ce candidat ne franchit pas le premier tour de dimanche, elle sera sans conteste insuffisante face à l’ampleur du danger. Mais elle banalise moins le vote pour le Rassemblement national que ces libertés prises avec feu le Front républicain.
Comme si cela ne suffisait pas, le nom « Le Pen » profite aujourd’hui de l’apparition sur la scène d’un candidat dont le nom signifie la même chose que lui, mais en un peu pire. « Le Pen » rassure désormais ceux que « Zemmour » terrifie. La candidate du RN n’avait certainement pas rêvé d’un tel progrès dans la dédiabolisation. Peut-être ignore-t-elle que l’une des ruses du diable est de multiplier ses identités pour remporter sa victoire suprême : nous faire croire qu’il n’existe pas.
Il faut être doué d’une solide mémoire politique pour se souvenir combien, en 2002, « Le Pen » était un signe mobilisateur. Pour l’exorciser, nous étions prêts à voter pour l’adversaire de ce nom, peu importe comment il s’appelle et même, si nécessaire, avec une pince à linge sur le nez… Et puis, à force de le retrouver à chaque fois qu’il s’agit de nommer l’exaspération populaire, on s’est fait à ce patronyme. Même à gauche, certains font désormais la sourde oreille : « Le Pen au deuxième tour ? c’est triste, mais c’est dans l’ordre. Mélenchon ? un vote aussi inutile que dangereux ». On se déclare toujours prêts à brandir l’étendard de l’antifascisme, certes. Mais seulement le moment venu, c’est-à-dire après le premier tour. Dans les circonstances actuelles, il serait plus sûr d’éliminer le pire au premier tour pour pouvoir choisir vraiment au second. Le 10 avril au soir, il ne restera que deux semaines pour rappeler à une majorité de Français ce que « Le Pen » implique politiquement. Au rythme où vont les choses, ou plutôt à la vitesse d’oubli de la signification des noms, cela risque d’être un peu court.
On nous reprochera de prêcher le vote utile, et de polluer le premier tour par l’anticipation du second. Des décennies de banalisation ajoutées aux derniers sondages nous indiquent pourtant où nous en sommes aujourd’hui en cas de second tour Macron/Le Pen : dans la marge d’erreur. C’est peut-être le moment pour les électeurs de gauche de se dire que leur marge d’erreur est, elle aussi, plus étroite qu’à l’accoutumée. La reine de toutes les illusions consiste à ne plus rien voir de décisif dans l’élimination du racisme d’une finale présidentielle. Il n’y a pas un signe égal entre les erreurs géopolitiques de Mélenchon et la faute qui consiste à incriminer systématiquement des minorités ethniques ou religieuses dans les malheurs de la France. Avant d’être un symbole que l’on encense ou que l’on conspue, Jean-Luc Mélenchon (cette fois-ci sans guillemet) a une histoire, un engagement politique et un électorat. Malgré ce qu’il en a parfois dit lui-même, ils sont tous les trois de gauche, donc caractérisés par le refus obstiné des discriminations. Cela devrait faire une différence notable avec ce que « Le Pen » signifie et que Marine continue à proposer en guise de programme.
Si la raison ne suffit pas, que l’orgueil lui vienne en renfort. Voilà belle lurette que la gauche française, toutes tendances confondues, est sommée de prendre parti dans des « débats » identitaires et sécuritaires où elle ne peut faire paraître aucun de ses principes. Pour elle, la probabilité de ressortir humiliée de ces biais idéologiques est maximale. A cela, le candidat de l’Union populaire propose de substituer la 6eme république, la planification écologique, l’âge de départ à la retraite. Récemment, il a évoqué le silence et la nuit comme des horizons à reconquérir. On pense ce que l’on veut de ces thèmes mâtinés de lyrisme égalitaire. Sur le fond comme sur la forme, ils contribuent néanmoins à montrer que tout est politique sauf la marchandise raciste avariée qui menace encore une fois d’être à l’avant-scène du débat public pour les cinq années qui viennent.
C’est de cela qu’il s’agit au fond : notre aptitude à « désirer » autre chose que la forclusion du possible dans l’abaissement identitaire. Si elle nous est offerte au soir du premier tour, la confrontation entre le progrès libéral et le progrès social serait une première brèche dans la fatalité « Le Pen » qui, à toute forme de progrès, préfère un idéal de régression. Non moins que la gauche radicale, la gauche modérée gagnerait à cette reconfiguration des désirs autour d’enjeux qui ne la condamnent ni à l’angélisme ni à la ringardise.
Quelle que soit l’issue, nous serons nombreux à être toujours partant pour crier No Pasaran ! Mais quid de ceux qui n’ont pas le luxe d’étudier le passé pour savoir quoi choisir au présent ? Les consignes de vote n’y pourront pas grand-chose : ceux-là risquent de ne plus percevoir la signification politique du nom « Le Pen » et de faire ce que, à tort, leur intérêt immédiat semble leur dicter. Mieux vaudrait, cette fois-ci, ne pas jouer avec le feu. Ce serait une manière de faire mentir la règle selon laquelle, en France, les divines surprises ne bénéficient qu’à l’extrême droite. En somme : passer par un trou de souris pour sortir du cauchemar.
Michaël Fœssel, philosophe