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Billet de blog 10 juillet 2025

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La raison ardente de Nora Mitrani

Publiée pour la première fois en français, la Conférence de Lisbonne de Nora Mitrani, « La raison ardente. Du romantisme au surréalisme » (1950) est un véritable Manifeste philosophique et politique.

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LA RAISON ARDENTE DE NORA MITRANI

Vie de Nora Mitrani

Nora Mitrani est née le 29 novembre 1921 à Sofia en Bulgarie. Dans les années 1930, ses parents, d'origine judéo-espagnole et italienne, s'installent à Paris. Inscrite à la Sorbonne, elle entreprend des études de philosophie et, attirée par le catholicisme, rédige une thèse sur Malebranche et Maine de Biran.

Pendant l'occupation allemande, sa mère et plusieurs autres membres de sa famille sont déportés à Auschwitz. Nora Mitrani se cache et poursuit ses études sous un faux nom ; elle s’intéresse aux idées trotskystes et anarchistes. C’est dans l’après-guerre, vers 1946, qu’elle va rencontrer les surréalistes.  À partir de cette date, elle collabore régulièrement aux revues surréalistes et signe les tracts du mouvement. À cette époque, elle va faire la connaissance de Joë Bousquet et de Hans Bellmer, dont elle devient la compagne et le modèle pour ses photographies et peintures (Déshabillage, L'Embryon rouge). Avec lui, elle travaille également sur les anagrammes de Rose au cœur violet (1950). Après sa rupture avec Bellmer, Nora Mitrani deviendra la compagne de Julien Gracq en 1953.

En 1950, Mitrani voyage au Portugal, où elle donne une série de conférences, dont « La Raison ardente ».  Elle rencontre le poète Alexandre O'Neill qui constitua, en 1947, le premier noyau de poètes et écrivains surréalistes portugais, et avec qui elle aura une liaison amoureuse. À son retour en France, Nora Mitrani écrit une série d'articles critiques du régime salazariste, intitulée Au pays de Salazar.  Portugal 50, qui est publiée dans Franc-tireur sous le pseudonyme de Daniel Gautier. Elle fut la première à faire connaître en France l'œuvre de Fernando Pessoa.

Sociologue, Nora Mitrani est admise au « Groupe de recherches sur la sociologie de la connaissance et la sociologie de la vie » du C.N.R.S., elle travaille sous la direction de Georges Gurvitch et Pierre Naville. Elle entreprend la rédaction d'une thèse sur la technocratie. Cette enquête restée inachevée est publiée dans les Cahiers internationaux de sociologie entre 1955 et 1958.  Sa critique des systèmes technocratiques n’est pas sans avoir des liens avec son engagement surréaliste.  Ainsi, lors d’une intervention dans un programme de la BBC sur le surréalisme, organisé par Jacques Brunius le 9 février 1960 – où elle participe en compagnie d’Octavio Paz, Joyce Mansour et Robert Benayoun –, Mitrani développe une critique impitoyable de l’idéal technocratique, partagé par l’Occident et l’URSS : « L’homme de la civilisation de masses a fait une misérable affaire.  Il a échangé son indépendance, sa liberté d'esprit, pour un niveau de vie plus élevé, pour une consommation de ‘signes extérieurs’. Pour le surréalisme, cet échange est misérable, et il n’existe pas de marché au monde qui puisse nous satisfaire ».

Ses écrits ne sont pas nombreux, mais incluent une grande variété de thèmes, qui témoignent de l’amplitude de ses curiosités : le marquis de Sade, la culture populaire, le film noir, la technocratie, la bureaucratie, la science-fiction, le principe d’analogie, la critique de l’énergie nucléaire, la sexualité féminine – entre autres.   En 1955, elle participe à un ouvrage collectif sur Søren Kierkegaard édité en Égypte par l'écrivain et poète surréaliste Georges Henein.

Nora Mitrani meurt à Paris d'un cancer le 22 mars 1961.

Longtemps oubliée – malgré l’admiration que lui portait André Breton – par les encyclopédies du surréalisme, qui passaient de Miro à Molinier sans transition, son apport au surréalisme a été mis en évidence grâce aux écrits de Dominique Rabourdin, aux anthologies de femmes surréalistes de Penelope Rosemont et Lurdes Martinez, et à l’Encyclopédie surréaliste de Michael Richardson.

« A Razâo Ardente »

Conférence à Lisbonne (1950)

Fin 1949, Nora Mitrani visite le Portugal, où vivait son oncle maternel. À l’invitation du Groupe surréaliste de Lisbonne, elle fera une conférence au Jardin universitaire des Beaux-Arts le 12 janvier 1950.  Traduite par Alexandre O’Neill, celle-ci sera publiée sous forme d’une brochure :  A Razâo Ardente (do Romantismo ao Surrealismo), Cadernos Surrealistas, Lisboa, 1950.

Pour quelle raison la version originale de cette conférence, en français, n’a-t-elle jamais été publiée ?  Est-ce Nora Mitrani qui ne l’a pas voulu ?   Ou alors elle fut refusée par des revues – surréalistes ? Sociologiques ? – à qui elle fut proposée ?  Et pourquoi ne fut-elle pas incluse dans la remarquable anthologie de ses écrits, Rose au cœur violet (Paris, Losfeld, 1988) ?  C’est un vrai mystère.  Le résultat est que celle-ci est la première édition de ce document unique.

Le poète Alexandre O’Neill, très exactement Alexandre Manuel Vahia de Castro O’Neill de Bulhões (1924-1986) était à l’époque une des principales figures du petit groupe surréaliste de Lisbonne.  Nora Mitrani et lui eurent une relation amoureuse pendant le court séjour de la surréaliste franco-bulgare à Lisbonne (trois mois). La PIDE, police politique de Salazar, lui ayant confisqué son passeport, O’Neill ne put pas la suivre lors de son retour en France. Il lui dédia un poème “Um adeus português” (Un adieu portugais) d’abord publié dans la revue Unicórnio (juin 1951) et ensuite dans le livre Tempo de Fantasmas (Temps de fantômes, novembre 1951).  Il ne put jamais oublier cette brève mais intense rencontre et, peu après la mort de son amie, il lui dédia « Six poèmes confiés à la mémoire de Nora Mitrani », inclus dans son recueil Poemas com Endereço (Poèmes avec adresse, 1962).

Un manifeste du romantisme surréaliste

Voici un texte fulgurant.  Un texte à la beauté « explosante-fixe » : chaque paragraphe est doté d’une charge prête à éclater.  Un texte brillant, polémique, constellé de diamants noirs et enflammé de poignards acérés.  Un texte d’une haute teneur philosophique et poétique, dont la tonalité fusionne, comme l’écrivait André Breton au sujet de Nora Mitrani, « le noble et le grave avec l’ardent ».  Un texte qui est un véritable manifeste du romantisme surréaliste. Un texte maudit, oublié, exclu, abandonné, enterré pendant 75 années.  

Le premier paragraphe célèbre « la lignée royale du romantisme au surréalisme », qui a su capter des « très sûres rivières souterraines », grâce à une « géographie de ces grandes circulations insoupçonnées ».   Mitrani se situe ici dans le même terrain qu’André Breton, qui proclamait – critiquant les pompeuses célébrations officielles du centenaire du romantisme français en 1930 – dans le Second Manifeste du surréalisme :

« Nous disons, nous, que ce romantisme dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd'hui pour la queue, mais alors la queue tellement préhensile, de par son essence même en 1930, réside tout entier dans la négation de ces pouvoirs et de ces fêtes, qu'avoir cent ans d'existence pour lui c'est la jeunesse, que ce qu'on appelle à tort son époque héroïque ne peut plus honnêtement passer que pour le vagissement d'un être qui commence seulement à faire connaître son désir à travers nous. » 

Mais on voit se dessiner ici une différence : les images dont se sert Breton se situent ironiquement dans le règne animal (la queue « préhensile »), celles de Nora Mitrani dans les profondeurs souterraines.  Mais ils partagent l’idée fondamentale : la profonde continuité entre romantisme et surréalisme, la « lignée royale » qui les unit. 

Qu’ont-ils en commun ?   Avant tout, selon Mitrani, la tradition de la nuit, la pensée occulte et intuitive, qui s’oppose à la tradition du jour, claire et discursive.  Il s’agit, constate-t-elle, des « deux grandes attitudes de la pensée et de la vie ». 

 La surréaliste bulgare, grande admiratrice, comme Breton, de Novalis, pensait sans doute à ses célèbres et iconoclastes Hymnes à la nuit, dont la première strophe proclame, à l’encontre de l’esprit des « Lumières » :

« Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! Comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! (…) Car c’est elle qui, semblable à un roi de la nature terrestre, opère d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue mainte alliance, et entoure de son image céleste les choses d’ici-bas, et c’est sa présence qui nous révèle les merveilles de l’empire du monde. »

Non seulement Novalis, mais tout le romantisme allemand est porteur, pour Mitrani, d’une économie poétique « tout entière fondée sur l’exploration de la nuit ».  Malgré ses « excès mystiques », qu’elle rejette – sans doute une référence au catholicisme médiéval célébré par Novalis –, le romantisme allemand, ainsi que Gérard de Nerval, sont porteurs d’une poésie qui « s’illumine de quelques éclats d’authentique nuit ».  Comme Novalis, elle perçoit dans la nuit non une simple obscurité, mais une lumière, une autre lumière que celle du jour, une lumière capable « d’innombrables métamorphoses », une lumière nocturne que nous révèlent « les merveilles du monde ».   Une lumière qui est au cœur de la « lignée royale » qui mène du romantisme au surréalisme.  

C’est le mérite du surréalisme, affirme Mitrani, « d’avoir renoué avec la tradition noire, d’avoir retrouvé à travers le romantisme allemand les grands secrets perdus des alchimistes et des chevaliers de la quête du Graal ».   Comme les romantiques, les surréalistes cherchent dans les traditions prémodernes, dans les formes de vie et de pensée antérieures à la perversion marchande du monde, des valeurs authentiques.  La tradition noire se donne ainsi une généalogie, qui inclut l’alchimie, la chevalerie, Paracelse et Giordano Bruno – « ces lucides explorateurs de la nuit » – et même les « dieux noirs » de l'Égypte ancienne, Isis et Osiris. 

La tradition noire comporte aussi ce que Knut Hamsun, « le mage du Nord », appelait une « descente aux Enfers », et que Novalis désigne comme « le chemin mystérieux (qui) va vers l’intérieur ».  En fait, observe Mitrani, c’est tout le romantisme allemand qui a pris, grâce à la voyance, ce chemin intérieur, vers « ce moi insoupçonné que la psychanalyse et le surréalisme ont nommé l’inconscient ».  Grâce à cette interprétation romantique – et non « scientifique » – de Freud, cet espace intérieur devient « l’être universel (qui) est caché en nous » (Novalis). 

Cette quête romantique du moi intérieur avait, pour les surréalistes, une portée éminemment subversive.  Dans l’entrée « Novalis » du Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), Breton et Éluard citent un passage d’Albert Béguin : « Pour Novalis (…) la conscience parfaite, obtenue en nous par une transformation intérieure, transformerait du même coup l’univers ».  Ainsi, pour Mitrani, la poésie, grâce à l’exploration de la nuit, a su mettre en évidence les moyens dont dispose l’être humain « pour connaître et en même temps transformer le monde ». 

Parmi les lumières nocturnes les plus importantes aussi bien pour le romantisme que le surréalisme se trouve sans doute le rêve.  À travers l’inconscient, le rêve permet de communiquer avec des grands mythes, il réalise « l’insertion de l’individu dans la vie cosmique ».  Chez les romantiques français, on assiste à un véritable « épanouissement du songe dans la vie réelle » : « Je crus comprendre qu’il existait entre le monde externe et le monde interne un lien » (Gérard de Nerval).   Un lien que Breton comparaît, comme l’on sait, à un système de vases communicants. 

L’autre éclat de lumière nocturne partagé par les romantiques et les surréalistes est l’humour noir, que Mitrani décrit comme une « activité de revanche » contre le monde réel.  Une de ses formes possibles est « le mépris de l’impossible » grâce à la recherche du merveilleux – par exemple, par l’animation d’êtres imaginaires, « dits impossibles ».  L’exemple qu’elle cite est extrait d’un des écrits préférés d’André Breton, le conte Isabelle d’Égypte d’Achim von Arnim – un auteur romantique qui avait proposé, un siècle avant Rimbaud, que le poète devienne un voyant : Nennen wir die Dichter auch heilige Seher (Appelons aussi les poètes des saints voyants) – cité en allemand par Breton en 1964.    Il s’agit d’un passage d’Isabelle d’Égypte où se rencontrent trois personnages « impossibles » : un ours en forme humaine, une femme-golem et une mandragore diabolique… Une situation impossible, commente Mitrani, inspirée par le sentiment de défi vis-à-vis de la réalité hostile, qu’on retrouve aussi dans Le Moine de Lewis ou dans certaines nouvelles de Kafka.

Cette « grande circulation », cette affinité élective, cette lignée souterraine entre le romantisme et le surréalisme ne veut pas dire identité.  Le surréalisme, insiste Mitrani, traduit la tradition noire en un langage « absolument moderne ».  Et il cesse d’être une attitude pour devenir une aventure, au cœur de laquelle « brille et brûle le désir de… totale transformation » du monde.  Le surréalisme s’éloigne, par conséquent, de la « contemplation mystico-naturaliste du romantisme allemand » – une définition qui, à mon avis, s’applique parfaitement à Novalis et Achim von Arnim, mais beaucoup moins au jeune Friedrich Schlegel et à Friedrich Hölderlin, deux admirateurs enthousiastes de la Révolution française…

Pour résumer : pour Nora Mitrani, le romantisme et le surréalisme, malgré leurs évidentes différences, participent de la tradition de la nuit, une des deux « grandes attitudes de la pensée et de la vie », qui s’oppose à la tradition du jour.  Parmi les manifestations de cette lumière nocturne se trouvent la poésie, la voyance, la quête du moi intérieur, le rêve, l’humour noir.  Ainsi que, comme nous verrons, la raison ardente.  En quelques pages, dans cette incandescente conférence, Nora Mitrani traverse, avec une passion empreinte de gravité, plusieurs siècles d’une dangereuse « rivière souterraine » qui conduit des secrets des alchimistes et des mystères de la « jeune fille aux étoiles de l’Arcane 17 », jusqu’à l’aube de l’espérance d’André Breton.

(Extrait du livre : Nora Mitrani, La Raison ardente.  Du romantisme au surréalisme. Présentation et textes de Patrick Lepetit et Michael Löwy,  Orange,  Editions le Retrait,  2025.)

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