Preface à Marx Inconnu
Partisans et adversaires de Karl Marx partagent souvent une approche qui me semble insatisfaisante : elle consiste à considérer Marx uniquement comme un « homme de science comme les autres » (une phrase de Louis Althusser), un économiste politique, un auteur qui a prédit les crises périodiques du capitalisme, ou qui a proposé une description du fonctionnement du système qui s’est révélé pertinente. On a souvent entendu cet argument lors de la crise financière de 2008, y compris dans les pages de l’Economist. Certes, les analyses du Capital étaient, et restent, la seule approche qui permet de comprendre qu’est-ce le capitalisme et quelles sont ses contradictions. Mais l’œuvre de Marx est beaucoup plus que cela : que ce soit dans les pages du Capital ou de ses autres écrits, il dénonce, avec une férocité extraordinaire, la nature perverse et inhumaine du mode capitaliste de production, depuis ses origines – l’accumulation primitive – jusqu’au présent. Si l’on ignore cette dimension « morale » d’indignation et de refus, on ne peut pas comprendre Marx, la motivation de ses écrits et leur cohérence.
De même, la lutte de classe est chez Marx non seulement un instrument de connaissance de la réalité historique – ce qu’on appelle parfois le « matérialisme historique » – mais aussi une stratégie de combat contre les exploiteurs et les oppresseurs, dans une perspective de changement révolutionnaire de la société. Dans la philosophie de la praxis marxienne, l’interprétation du monde et sa transformation sont des moments dialectiquement inséparables.
Enfin, on ne peut pas comprendre la structure significative de la pensée de Marx sans prendre en compte sa visée « utopique » : le communisme, le projet d’une société libre et égalitaire, sans classes et sans État, en rupture avec le capitalisme et la société bourgeoise. Certes, il se refusait à concocter des recettes pour les »marmites de l’avenir », et se méfiait des systèmes utopiques habituels, avec leurs modèles préfabriqués, « prêts à porter ». Il n’empêche que son œuvre est éclairée, d’un bout à l’autre, par l’horizon d’un autre monde possible, qu’il désignait dans Le Capital comme le « Règne de la Liberté ».
Comme l’observait déjà Rosa Luxemburg, chaque génération socialiste relit les écrits de Marx de façon différente, en fonction de son expérience et des nouvelles conditions historiques. On trouve à chaque occasion des aspects nouveaux de ce trésor culturel et politique, qui étaient restés invisibles dans le passé. Cela ne veut pas dire que la pensée critique peut se contente d’un « retour à Marx » : le marxisme, dans son histoire postérieure à la mort de Marx et de Engels, a non seulement développé et approfondi des intuitions marxiennes, mais a produit des analyses précieuses de phénomènes nouveaux, comme l’impérialisme, le fascisme, le stalinisme, les guerres de libération nationale, le néo-libéralisme – entre autres – grâce à des penseurs et des révolutionnaires qui ont refusé les misérables contrefaçons bureaucratique du marxisme qui ont fait tant de dégâts au cours du XXe siècle.
Ce recueil d’articles aborde un très large éventail d’aspects de l’œuvre de Marx (et parfois aussi d’Engels) ; il a une évidente dimension subjective, dans la mesure où chaque texte correspond à un intérêt, une curiosité, ou une urgence politique ressentie par l’auteur. S’agit-il d’un « Marx inconnu » ? Oui et non. Les essais de la première partie touchent en effet à des aspects moins connus, ou peu explorés de son œuvre. Le cas le plus évident c’est le texte de Marx sur le suicide, un écrit « a-typique » à plusieurs égards, mais d’une extraordinaire acuité, dans l’analyse et la dénonciation de l’oppression des femmes. Si l’écologie de Marx a été largement redécouverte au XXIe siècle, sa réflexion sur la religion reste peu étudiée ; quant à la dimension romantique de son œuvre, c’est une hypothèse qui suscite le rejet ou la méfiance de la plupart des chercheurs, marxistes ou pas… C’est peut-être l’apport le plus novateur – souvent en collaboration avec mon ami Robert Sayre – mais aussi le plus controversé de notre interprétation du marxisme.
Dans la deuxième partie du livre, sont abordés des thèmes plus « classiques » de la littérature sur Marx, autour de la question de la révolution. Mais le point de vue, la démarche, la portée théorique et politique des analyses proposées se distingue quelque peu, croyons nous, de la plupart des travaux existants – souvent de grande qualité – sur cette problématique.
Nous ne pensons pas, contrairement à certains, que Marx a réponse à tout. Autant ses écrits sont indispensables pour toute pensée critique, qui tente de comprendre notre univers – qui reste, comme à son époque, dominé par la logique infernale du capitalisme – et aspire à le changer, autant sa pensée a certaines limites inévitables, qui correspondent à celles de son époque. Ni Marx ni Engels ne pouvaient prévoir, par exemple, la gravité de la menace du changement climatique, devenue la question politique centrale de notre époque.
Ce recueil d’articles n’a pas la prétention de réinventer la poudre marxiste : il se veut simplement une modeste contribution à la réflexion sur la richesse, la pertinence, l’actualité de la pensée marxienne. Une pensée qui ne sera « dépassée », comme l’observait Rosa Luxemburg, que le jour où le capitalisme aura cessé d’exister comme système planétaire d’exploitation, domination et destruction.
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