Le 6 novembre 2023, notre collègue Mohammed Al Ahel, technicien de laboratoire dans la bande de Gaza était tué avec plusieurs membres de sa famille dans le bombardement de son immeuble. Le bâtiment s’est effondré, tuant des dizaines de personnes. En plus d’une infinie tristesse, c’est un double sentiment d’inéluctabilité et d’impuissance qui nous assaille depuis la nouvelle de ces décès.
L’inéluctabilité parce que depuis l’offensive aérienne puis terrestre israélienne sur la bande de Gaza, le nombre de civils tués est tel que nous ne pouvions que nous résoudre à perdre un collègue un jour ou l’autre. De nombreuses organisations humanitaires ou d’assistance opérant à Gaza ont déjà perdu plusieurs membres de leur personnel, à l’instar de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, qui déclarait le 8 novembre avoir dénombré 89 décès parmi ses employés. Nos collègues palestiniens se relaient pour nous dire, jour après jour, qu’il n’y a aucun endroit sûr à Gaza. Mohammed a été tué chez lui, comme de très nombreux Palestiniens victimes des bombes israéliennes. Il se savait vulnérable, comme l’ensemble de nos collègues, pas davantage à l’abri à leur domicile que dans les hôpitaux ou les écoles. Il n’y a pas de tunnels pour les civils. Il a fallu attendre un mois pour compter le premier mort dans nos rangs. Au regard des destructions enregistrées, des plus de 10 000 tués sous les bombes, c’est inespéré et c’est terrifiant de devoir se le dire ainsi.
L’impuissance parce que nous sommes réduits à l’état de spectateurs passifs face au carnage en cours. Nous essayons de trouver des équivalents, des moments dans notre histoire déjà riche en épisodes de violences extrêmes, et nous peinons. Nous peinons à retrouver des situations dans laquelle la population civile a été à ce point prise au piège, enfermée, pilonnée, tuée en si grand nombre, en si peu de temps. Les Palestiniens de Gaza se savent à la merci des bombes, ils les regardent tomber, sur leurs maisons, leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs collègues, amis et familles. Ils sont impuissants, tout autant que nous le sommes ; ils ne peuvent pas fuir, ont peu d’endroits où se réfugier, et aucun au sein desquels les dangers sont écartés. Il y a peu, Israël osait entamer le renvoi vers Gaza de milliers de travailleurs palestiniens sans pouvoir bien évidemment assurer qu’ils y seraient protégés de leurs bombardements.
Mohammed Al Ahel n’est pas mort parce qu’il était membre du Hamas. Il est mort parce que tout à son but de guerre et à sa vengeance, Israël a décidé de ne pas faire de quartier. Le Hamas, tout à son but de guerre et à sa vengeance avait également décidé de ne pas faire de quartier, lorsqu’il s’en prit aux civils israéliens tués ou pris en otage le 7 octobre. Voilà les ennemis face à face, sans retenue. Mohammed Al Ahel est mort et nous sommes impuissants à faire sorte que son décès ne soit pas suivi d’autres parmi notre personnel. Nous ne pouvons en réalité que nous résoudre à l’idée qu’il sera suivi d’autres. Ils ne mourront pas parce qu’ils sont employés de MSF, ils ne mourront pas parce qu’ils auront été individuellement ciblés par Israël, ils mourront en devenant une autre pièce du cimetière que Gaza devient sous nos yeux, rempli ce que les uns, autorités et militaires israéliens, appellent des dommages collatéraux, les autres des martyrs, ainsi que le porte-parole du Hamas à Beyrouth a qualifié les tués palestiniens.
Notre impuissance lorsque nous voyons les bombes tomber affecte aussi celle de notre capacité à projeter des opérations de secours : comment travailler dans ces conditions, comment faire circuler les camions, établir des postes de santé, opérer sans électricité ? La vérité est que dans les conditions actuelles, nous ne pourrons pas faire grand-chose. Nous ne parlons même pas encore ici de rétablir un semblant de normalité (et de quelle normalité parle-t-on?) dans la bande de Gaza mais déjà de laisser les dispositifs de secours se mettre en place : sécurisation des hôpitaux, approvisionnement de ces mêmes hôpitaux, rétablissement d’un approvisionnement en eau potable régulier, en électricité également, accessibilité à des biens de première nécessité, à la nourriture. Rien de tout cela n’est envisageable dans des volumes un tant soit peu en rapport avec le niveau de destruction et de déstructuration que nous observons sur le territoire de la bande de Gaza tant que les bombardements se poursuivent.
Comment ne pas comprendre la peur et la colère dans laquelle la société israélienne est plongée depuis les massacres de civils perpétrés en masse par les combattants du Hamas ? Comment ne pas être révolté par le cortège d’horreurs qui accompagnent la réaction militaire israélienne. Comment ne pas être terrifié par les non moins effrayantes conséquences de sa poursuite ?
Le cessez-le-feu n’est pas une simple mesure humanitaire. Il est devenu une condition à la préservation de notre humanité commune.