Voilà que je reprends du service. Vu qu’il n’est pas donné à tout le monde de faire un séjour en hôpital psychiatrique, il serait dommage de n’en laisser aucune trace écrite. Il est donc temps pour moi de rédiger une chronique depuis l’intérieur et de reprendre du service de la plume. Ou plutôt du clavier. Épisode 1 : bienvenue chez les fous !
Mardi 5 mars 2024. Me voilà hospitalisé depuis tout juste 8 jours. Hospitalisé. Pas interné. Ici, pas de patients attachés à leur lit ou mis en camisole de force. Chacun est libre de circuler comme il l’entend, sous couvert de quelques contraintes horaires à respecter. L’hospitalisation forcée existe pour autant mais n’est mise en place qu’en dernier recours, quand le patient se met à constituer un danger pour lui-même ou pour autrui, sans vouloir concéder à l’hospitalisation dite libre.
Je suis donc entouré d’adultes, d’hommes et de femmes, ayant concédés à se faire hospitaliser pour leur propre bien. Des malades ? Des fous ? Ce sont sans doute les premiers mots qui se présentent à notre imaginaire quand on entend parler d’hôpital et de séjour psychiatrique.
Mais qui sont-ils au juste ces malades, ces fous, ces fragiles psychologiques ? De prime abord, un échantillon plutôt intéressant de la société : de 19 à environ 75-80 ans. Des vingtenaires. Des trentenaires. Des quadragénaires. Des quinquagénaires. Des sexagénaires. Des septuagénaires. Peut-être des octogénaires.
Des statuts sociaux différents. Des parcours de vie différents. Des problématiques différentes. Ou plutôt : de gros problèmes différents.
En bref, des abîmés de la vie. Euphémisme. Des détruits de la vie.
Ombres d’eux-mêmes, les voilà condamnés par la bienpensance moderne au rang de malades, d’handicapés de la vie. Sinon de “gens chelou”. Pour ne pas dire fous ou tarés.
Mais voilà qui ne me convient pas. Changement de perspective. Retournement de situation.
Et si les choses ne sont pas toujours celles qu’on pense qu’elles sont ?
Et si les malades et les fous de l’intérieur ne seraient finalement pas les personnes les plus saines, a contrario des sains de l’extérieur qui seraient eux les malades et les fous ? Malades et fous de ne pas le devenir dans un monde qui rend fou ? Oyé oyé, normalité et norme renversées. Bim bam boum paf.
Bienvenue chez les fous !
Tenez-vous bien, les fous ont un nom et une identité. Et beaucoup à partager.
Il y a Sylvette, Mathilde, Chloé, Manon, Capucine, Amélie, Kévin, Juliette, Jean, Diego, Augustin, Harold, Khider, Michaël*.
Et les autres dont je ne connais pas encore le prénom : Madame M., Monsieur C..
Celle qui se fait surnommer Reine de Sabbat par Harold.
Et puis celle qui a les yeux bleus et vraisemblablement alzheimer, souvent en train d’essayer de s’échapper de table.
Il y a ce jeune d’origine maghrébine, grand, à l’allure dégingandée, arrivé récemment et qu’on ne voit qu’à table ou en train de fumer, timide et vraisemblablement en période de sevrage.
Il y a cette dame autour des 70 ans qui a l’air d’être ailleurs mais qui tient encore des discours tout à fait cohérent à table. Et nous sort de tête des versets de la bible quand elle évoque le dernier arc-en-ciel qu’elle a pu admirer : “Je mets mon arc dans les nuages, il sera le signe de l'alliance entre moi et la terre. Quand je ferai venir les nuages au-dessus de la terre, quand l'arc-en-ciel apparaîtra dans les nuages, je penserai à mon alliance avec vous et avec tous les êtres vivants.”. (Genèse, 9:13-15)
Et puis cette vieille dame aux traits creusés et tirés, au visage émacié, aux longs cheveux gris, qui fait penser à une vieille amérindienne. Elle ne parle pas beaucoup mais salue toujours d’un sourire aux lèvres.
Et puis il y a cet arabe probablement quinquagénaire et qui est vraiment le seul à pouvoir porter le qualificatif de fou. Son regard est ailleurs. Il ne peut pas manger seul. Ce sont les soignants qui lui donnent à manger. Le peu de discours qu’il prononce est tout bonnement incompréhensible. Il baragouine parfois de longues onomatopées de la même façon qu’un bébé de quelques mois. Aux significations mystérieuses. Mais il lui arrive parfois, exceptionnellement, d’utiliser quelques mots d’arabe qui ont du sens. Et dans ces cas-là, les soignants font l’effort de s’approprier ses quelques mots d’arabe et de les utiliser avec lui, l’arabe que la vie a rendu fou.
Ah oui, et il y a moi. Le narrateur. Adam de la halle, le ménestrel. Poète parmi les fous. Ou fou parmi les poètes ?
Que m’ont appris tous ces fous, en une semaine ?
Que l’humanité n’est pas toujours là où on l’attend.
J’ai vécu 1 an dans ma résidence Avenue François Mitterrand, parmi ceux qui peuvent se permettre de payer 800 euros par mois un appartement de 45 mètres carrés. Chez les gens respectables et sains d’esprit, dans la bonne société.
Quel est le constat après cette année à leurs côtés ? Je ne sais pas qui ils sont. Je ne connais pas leur nom. Je n’ai jamais rien partagé avec eux. Pas la moindre minute, pas le moindre gâteau et pas le moindre verre. Tout juste des bonjours malaisants, ici et là, au détour du couloir, sans avoir rien à ne se dire et apeurés du regard de l’autre, dans une fuite précipitée vers son chez-soi, devenu refuge clos et barricade bien gardée.
Et qu’ai-je trouvé chez les fous, en 1 semaine ?
Sylvette doit avoir aux alentours des 80 ans. Vieille mamie maligne aux yeux rieurs et plein de malice, qui se déplace souvent en déambulateur, du haut de son mètre quarante, mais qui sait aussi se déplacer à toute vitesse par petits pas vifs et saccadés. Qui mange en bavoir un plateau préparé rien que pour elle, où tout est purée, de façon à ne pas l’étouffer.
Sylvette ne sait plus tenir une conversation. Mais elle parle avec les yeux. Parfois elle est en colère pour on ne sait trop quelle raison et ses yeux le hurlent. Et voilà qu’elle se met à crier.
Mais le plus souvent, Sylvette reste tranquillement sage. Et quand on la regarde dans les yeux, voilà qu’elle soutient notre regard et que ses yeux se ravivent en un pétillement aussi vrai que le perrier qu’elle boit à longueur de repas.
Et Sylvette sourit quand on lui demande comment elle va. Et comment elle a passé l’après-midi. Et quand on lui souhaite bon appétit, ou bonne après-midi, ou bonne nuit.
Et là voilà qui rigole jusqu’aux larmes quand elle s’amuse à deviner la couleur de nos yeux ou quand elle s’amuse à nous demander une bise pour commencer ou finir la journée.
Sylvette n’a visiblement pas ou plus de famille. La légende raconte qu’elle attend une place en ehpad, elle qui parait être dans le service depuis Mathusalem.
Qui s’occupe et prend soin de Sylvette ? Juliette, 19 ans, l’étudiante en 2eme année de mode qui a tenté de se suicider. Mathilde, quarante et un an, l’ancienne droguée et sans domicile fixe, clichée de la punk aux chiens. Et puis Capucine, 18 ans, l’étudiante en 1ère année à Sciences Po. Et puis Manon, l’étudiante en 2ème année aux Beaux-Arts. Et puis Amélie, 27-28 ans, la thésarde et future docteur en musicologie et informatique. Et puis Kévin, quarante six ans, le blanc bec de banlieue qui fricote avec le milieu psychiatrique depuis plus de vingt ans et n’arrive pas à tenir sa langue dans sa poche nike ou lacoste. Et puis Augustin, l’étudiant en master 2, futur prof de sciences économiques et sociales au lycée. Et puis moi, le narrateur.
Juliette s’occupe régulièrement des ongles de Sylvette. C’est elle qui lui fait manucure et rend fière Sylvette de ses ongles bien soignés au vernis rouge pétant.
Et quand Sylvette nous rejoint dans la cour extérieure pour venir profiter avec nous du soleil et de l’air frais, ce sont nous tous qui lui préparons une chaise et prenons soin de son déambulateur.
Et quand Sylvette grelotte de froid parce qu’elle n’a qu’un petit pull en laine, c’est Juliette qui se débarrasse de sa propre grande écharpe marron pour lui ceindre autour du cou de façon à la réchauffer et lui éviter de prendre froid. Pendant que j’hésite à me débarrasser de mon manteau grand froid, moi, le moins abîmé de tous.
Bienvenue chez les fous !
*tous les prénoms ont été modifiés pour conserver l'anonymat des patients.