Les jours défilent, je ne les vois pas passer. Il paraît que c’est bon signe. Mais qu’est-ce qu’un bon signe chez celui qu’on considère malade psychiatrique ?
Signe que les jours défilent, je ne me souviens pas exactement de tout ce qu’il s’est passé le premier jour de mon arrivée dans ce service BSM 3, mardi 27 février.
Mais je me souviens d’une partie de cette première après-midi enfermée, où j’ai décidé de donner la couleur de mon séjour, avec cet objectif très simple : tisser du lien.
Comment tisse-t’on du lien, dans un monde moderne qui pousse au déchirement de tous les liens ?
En se raccrochant aux choses simples, qui nous sont familières. En l'occurrence, le jeu de tarot. J’ai donc passé partie de ma première après-midi à jouer au tarot, en compagnie de trois jeunes à qui j’ai simplement demandé gentiment si je pouvais me joindre à eux. Jean, qui portait un sweat bleu “take it chill” (qui peut se traduire par “relax max”, une expression qui porte si bien à sourire doucement, en pareil endroit), Martin, queue de cheval et look d’aviateur et Aïma ou Aina, je n’ai pas très bien compris son prénom, fille métissée aux cheveux courts, bien habillée en col roulé noir, sous un polo ralph lauren beige qui s’accordait parfaitement à toute sa personne.
Je ne me souviens pas de toute la conversation avec eux où je me suis montré tel que je suis… réservé et peu bavard en groupe, au prime abord. Mais une phrase m’a marqué, qui est restée gravée en moi telle une énigme à résoudre. “Sylvette est gardienne de quelque chose.”
“Sylvette est gardienne de quelque chose.”
Sylvette, la vieille mamie maligne et malicieuse, gardienne de quelque chose ? De quoi donc ? De la sortie de cet hôpital de fous ? Elle y est toujours, depuis Mathusalem selon la légende. De l’élixir de jouvence ? Son déambulateur prétend le contraire. Du secret de la vie ? Mystère.
Sylvette sourit de mille éclats avec ses yeux quand on daigne se préoccuper d’elle, de toutes petites attentions… elle ne demande pas la Lune et se contente visiblement de peu, très peu…
“Bonjour Sylvette, comment allez-vous ?”
“Bonjour Sylvette, vous avez passé une bonne après-midi ?”
“Bon appétit, Sylvette !”
“Vous avez bien mangé, Sylvette ?”
“Vous voulez que je vous fasse la bise, Sylvette ?”
“Bonne nuit, Sylvette !”
Il suffit de lui dire ce genre de phrase, en toute sincérité, un sourire aux lèvres et en la regardant droit dans les yeux. Sylvette a une sorte de détecteur de mensonge en elle. Si elle sent la sincérité, ses yeux vous la rendront mille fois. Si elle sent que tout n’est que convention sociale et professionnelle, les yeux de Sylvette ne s’allumeront pas de mille feux pour vous remercier.
Sylvette est une sorte de miroir. Venez à elle sincère et plein de bonnes intentions, elle vous renverra ce que vous offrez et finalement vous renverra ce que vous êtes, à ce moment-là.
Venez à elle fatigué de la journée, las et impatient de vous débarrasser de cette vieille peau pour enfin rentrer chez vous… Sylvette vous renverra ce que vous êtes à ce moment-là, face à elle. Et Sylvette ne vous le renverra pas gentiment. Elle vous le balancera à la figure en se mettant à crier et ses yeux hurleront de colère en s’exorbitant de folie et en rougissant de tous les enfers.
Les yeux de Sylvette sont éteints quand elle mentionne le nom de ses sœurs qui ne lui rendent pas visite.
Les yeux de Sylvette sont éteints et Sylvette est malheureuse quand le personnel soignant refuse de lui mettre sa robe de nuit et que Sylvette finit par dormir toute nue comme un ver, dans son lit.
Les yeux de Sylvette s’éteignent, quand elles demandent à ce qu’on la raccompagne jusqu’à son lit et qu’on lui refuse ce plaisir sous prétexte qu’elle doit rester au maximum autonome, sous peine de finir ingérable.
Et Sylvette crie et tambourine à sa porte de chambre le matin dès 7h, dans un accès de rage de vivre qui souhaite qu’on s’occupe d’elle et qu’on ne la laisse pas crever dans sa chambre, seule au monde, alors qu’elle sait très bien ouvrir toute seule cette fichue porte sur laquelle elle préfère tambouriner de toutes ses forces de vieille folle.
Comprenez-vous donc le secret que détient Sylvette, finalement ?
C’est bien le secret de la vie. Sylvette a bien en sa possession, le secret de la vie. Et Sylvette en est une gardienne.
Ce secret est livré par ses yeux.
Quand Sylvette reçoit cet amour universel de la vie et du vivant que certains malades psychiatriques sont encore capables de donner malgré les calamités de la vie…
Quand Sylvette reçoit cet amour universel de la vie et du vivant que certains soignants continuent de conserver malgré la dureté du travail et malgré les conditions du système hospitalier publique tel qu’on le connaît aujourd’hui…
Sylvette a les yeux qui sourient d’un éclat de vie.
Et quand Sylvette s’attend à recevoir cet amour universel de la vie et du vivant et que la personne en face d’elle ne le lui donne pas, à raison ou à tort…
Sylvette a les yeux qui s’éteignent.
Quel est donc le secret de la vie ?
Demandez donc à Sylvette, au royaume des fous.
Et si vous n’avez pas la chance d’être en pareil royaume…
Alors je ne peux que vous souhaiter une chose, c’est qu’à vous aussi on vous dise un jour : bienvenue chez les fous !