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Billet de blog 17 décembre 2024

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Evros : le pays après l’Europe

Avec le film « Evros : paysage opaque », de George Keramidiotis, nous nous confrontons à « l’étranger en nous » et aux côtés de « ceux qui n’ont pas d’espoir, l’espoir peut nous être rendu » comme le dit Walter Benjamin dans ses Thèses sur l’histoire. L’Evros, département du Nord-Est de la Grèce, est la frontière géographique de l’Europe, mais il est malheureusement devenu le symbole d’une Europe en guerre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’esprit du temps se crée de vastes greniers de force, informe comme l’ impérieuse tension qu’il tire de tout.

Il n’est plus de temple pour lui,

Rilke,  Rainer Maria, « La septième élégie », Élégies de Douino

Nombreux sont ceux qui se souviennent de la scène du film de Theo Angelopoulos Le Pas suspendu de la cigogne, où les deux familles d’un mariage se retrouvent sur les rives opposées d’une rivière. Une chanson de mariage est diffusée par un lecteur de cassettes flottant sur un radeau. Certains se souviennent peut-être aussi de la scène dans laquelle le héros reporter est fasciné par la figure d’un réfugié âgé, vivant comme un ascète dans une petite ville près de la frontière, et se met à le suivre. Le film montre que s’il le veut, le reporter peut, d’un pas, franchir la frontière et se retrouver de l’autre côté.

C’était en 1991. Après la chute du mur de Berlin, une époque qui s’ouvrait, avec de nombreuses attentes en matière d’échange et de liberté de mouvement. L’esprit de l’époque imposait d’accéder à la frontière, de la franchir, d’accueillir les réfugiés, d’héberger. Le passage d’une frontière est un moment de co-mouvement profond car, entre autres, les processus de transformation internes s’identifient aux mouvements externes.

Qu’est-ce qui a changé depuis trente-cinq ans ?

Un reporter-cinéaste indépendant, le réalisateur Giorgos Keramidiotis, se rend aujourd’hui à Evros pour enquêter sur la sombre affaire du meurtre de trois femmes dans la rivière en 2018.

Les choses ont tellement changé en trente-cinq ans que nous nous trouvons aujourd’hui dans la situation exactement inverse à celle de 1991. Cette attente et cet espoir de communication ont disparu.Dans la zone frontalière d’Evros et dans toute sa région, d’énormes changements se sont produits, qui reflètent parfaitement « l’esprit du temps ». La frontière formée par le fleuve est devenue infranchissable, la zone environnante a été abandonnée, désertée et un mur d’enceinte a été érigé, qui, avec ses douves dignes du Moyen Âge, contrôle complètement les mouvements de population, en particulier celui des réfugiés et des migrants. Avec la participation d’une grande partie des habitants locaux, la terre a été neutralisée, a perdu ses caractéristiques naturelles, géographiques et anthropologiques, s’est transformée en zone morte, ou plutôt en zone de mort, en zone de guerre.

Keramidiotis part de l’intention de résoudre un crime - le meurtre de trois femmes. Son film se présente comme un thriller, il développe une première ligne narrative proche du nouveau polar. Plusieurs entretiens portent sur le crime et n’auraient pas grand intérêt si les détails du meurtre n’étaient pas particulièrement macabres. Les experts qui s’expriment l’attribuent, pour certains, à des trafiquants, pour d’autres à des extrémistes de droite, pour d’autres encore à des extrémistes compatriotes des réfugiés. Le documentaire laisse la réponse en suspens, sans prendre position. Il ne manque pas l’occasion d’aborder l’affaire, en particulier le meurtre de Fahimah et de ses filles, à travers le prisme de l’augmentation des violences faites aux femmes.

Illustration 1

Progressivement, il étend ses recherches sur trois autres axes : la terre, la fortification et la militarisation de la région et le grand incendie récent. Les quatre lignes narratives, sont enrichies par la métaphore de la transformation du ver à soie, une culture bien connue de la région depuis l’Antiquité. Le texte du film est enrichi par les commentaires du narrateur, citations poétiques et philosophiques, reproduits dans ce texte.

Le chant de la terre

Dans le premier axe, nous observons l’abandon des terres, de l’élevage, des cultures traditionnelles, l’exode des agriculteurs et leur intégration dans le plan de « réintégration quinquennale de l’armée grecque », en particulier dans la garde frontalière et dans d’autres services publics ou privés, liés à la militarisation de la région. Il convient de noter que la loi sur les soldats a été adoptée en 2019, renforçant ainsi un modèle de développement dans lequel la « monoculture » basée sur divers services de fortification militaire a remplacé la diversité des activités économiques pacifiques de la population de la région. Les terres ont été concentrées dans quelques mains et les villages ont été dévastés, ce qui constitue un cas unique d’« agricide » soudain, aux conséquences multiples.

Car, Seigneur, les grandes villes

sont perdues et decomposes

la plus grande est fuite devant les flammes

il n’est pas d’esperance en leur désespérance 

et leur durée chétive passe ,

c' est la que vivent dans la misère et la détresse 

en de profondes chambres, des hommes au geste anxieux

plus angoisses que troupeaux d’angelets

 cependant qu’au dehors ta terre veille et vit

eux  existent  et ne le savent plus.

Rilke, Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, (Oeuvres 2, Seuil, établie et présenté par Paul de Man).

Des processus similaires ont lieu dans presque toutes les régions du pays, mais ils acquièrent ici un caractère particulier : comme si le territoire s’était vidé, comme si le lieu était dépouillé de ses habitants et tous ces changements spatiaux se transformaient en une intensification sans précédent du pouvoir à la frontière. La région est abandonnée, les plaines, les collines et les montagnes, tous les champs sont tordus pour qu’une clôture-forteresse soit érigée : une construction verticale comme dans les enceintes et les fortifications médiévales. La verticalité interrompt la production, la circulation et les échanges, détruit les espaces qui leurs sont associés ainsi que les flux de populations, d’expériences, de significations et de formes de vie, rétablissant un temps linéaire, unifié. Les pêcheurs n’existent plus, toute activité autour du fleuve est perdue. La quasi-guerre provoque la désertification et la mort.

« Dites-moi où l’on peut encore vivre une vie humaine »
Hölderlin, “Lebenslauf”

Personne ne peut s’approcher de la rivière. Personne ?

L’épopée d’Evros

La deuxième ligne narrative explore, par le biais d’entretiens avec des résidents, des gardes-frontières et des responsables politiques locaux, l’évolution du sentiment de peur et de la demande de sécurité : « notre vie d’ici est décidée ailleurs », « nous sommes exposés, quelqu’un doit nous sauver ».

La scène dans laquelle deux jeunes femmes décrivent comme idyllique leur vie d’avant (les « fêtes du premier mai qui ont été perdus ») est particulièrement intéressante, car elle montre le glissement progressif vers l’acceptation de cette nouvelle situation de peur et d’enfermement. Ce glissement imperceptible implique pourtant un prix à payer élevé pour ces femmes. Leur vie est restreinte, une vie d’enfermement comme elles le décrivent elles-mêmes : le « serrement, comme si nous ne pouvions pas respirer, comme si quelqu’un nous avait enfermés ». Lorsqu’on leur demande si la militarisation est une bonne chose, le doute et l’ambiguïté reviennent dans leurs formulations et dans l’expression de leurs visages. La scène avec les vieillards dans les cafés, qui se souviennent de la vie d’avant, l’estiment bien meilleure et s’opposent à la militarisation, est tout aussi instructive.

« encourageons le petit papillon sur le verre fissuré »

  Ritsos, Yannis, Repport calculé

Et les plus jeunes ? C’est tout le contraire. Ils ne sont pas des partisans passifs de la militarisation, mais des partisans actifs, parlant leur propre langage, avec leur propre façon de penser. Ce n’est pas la télévision qui parle à travers eux, mais la peur et la frustration face à la perte de leurs droits, projetée par cette image d’invasion de leur pays par des étrangers. Ils ne parlent pas de l’immigré comme d’une personne mais de l’idée de l'immigré, de l’autre, du différent, comme d’un corps qui s’échappe à lui-même. Un être aux origines inconnues, non identifié et qui reste toujours un « corps étranger », inhabité, abject en nous, comme le dirait Julia Kristeva, donc une force d’horreur. Une représentation abstraite de l’Autre, comme ce qui est hétérogène, asymétrique et dangereux. Cette représentation devient une idée partagée par plusieurs personnes indépendamment de leurs différences et des inégalités sociales qui les séparent. L’idéologie a toujours représenté les relations imaginées des individus avec le réel, mais ce que nous remarquons, c’est qu’elle est maintenant verrouillée, épinglée à cette figure emblématique de « l’étranger-envahisseur ».

Le grand tournant, le point de non-retour, se situe en mars 2020. Les citoyens se sont installés sur la rivière et ont empêché l’« invasion ». « Ils nous auraient mangés, ils nous auraient écrasés, ils nous auraient piétinés, ils auraient traversé notre maison » disent-ils. Selon Lefteris Papagiannakis, c’est à cette date clé que le rôle des ONG et des bénévoles est attaqué et que toute forme d’accueil et de solidarité est définitivement considérée comme un acte de trahison. L’opportunité de transformer en action politique assumée l’accueil et l’hospitalité est alors définitivement perdue. L’« épopée de l’Evros » et la pandémie ont été les facteurs décisifs qui ont fait prévaloir les nouvelles conditions de sécurité.

« Les hommes sont les hôtes du monde »

Axelos, Kostas, Métamorphoses.

Et pourtant, le moment le plus révélateur du documentaire est celui où la caméra navigue silencieusement, pour ne pas devenir une cible, dans un bateau dans le delta de l’Evros et filme un groupe de maisons. Il s’agit d’installations illégales construites par les membres des patrouilles qui constituent l’Association Aenetio du Delta de l’Evros 2019. Comme ils le déclarent, leur objectif est d’agir : « Avec amour et connaissance pour le Delta de l’Evros, pour la présence de nos membres, pêcheurs, agriculteurs, chasseurs, naturalistes, gardes nationaux et pour leur rôle de garde-frontière aux côtés de l’État de droit ».

Le documentaire montre qu’il s’agit de forces paramilitaires qui ont l’assentiment des organes officiels, qui défilent lors des fêtes nationales et qui se sont chargées de garder les frontières contre les envahisseurs, qu’ils soient les anciens ennemis, les Turcs, ou ceux d’aujourd’hui, les « envahisseurs » . Dans le film, nous voyons qu’ils exercent bien sûr leurs fonctions sans aucune compensation financière.

Le quatrième axe narratif concerne enfin les incendies d’août 2023. L’incendie a détruit la forêt de Dadia, d’une importance écologique mondiale, ainsi que de vastes zones forestières dans la région. Les forêts ont été abandonnées à la fureur destructrice du feu, comme si les conséquences s’inscrivaient dans le processus naturel de désertification de la région. Au lieu de les défendre, l’énergie des « protecteurs » s'est épuisée à associer les causes de l’incendie à la présence réfugiés. Tous les Grecs se souvient d’un incident répugnant au cours duquel un « chasseur » albanais a arrêté un groupe de réfugiés effrayés, les a enfermés dans sa camionnette en les appelant « les vint-cinq pièces » et les a promenés dans toute la région.

L’ouverture de l’exclusion interne

Le film «Evros : paysage opaque» décrit une grande transformation de la région d’Evros qui a conduit à l’exclusion interne des personnes, une situation prépondérante dans le monde d’aujourd’hui. L’Evros peut être considéré comme le symbole universel de la morosité de notre époque : alors que les possibilités technologiques de communication se développent, les points de passage deviennent inaccessibles et infranchissables pour les personnes et les populations en mouvement. Mais cette transformation concerne surtout les processus internes de production de l’identité elle-même : un blocage interne se situe là où les identités préconçues sont absolument consolidées et où toute disposition à communiquer avec l’autre, avec la différence, est interrompue. Les déplacés sont perçus comme des « envahisseurs étrangers », comme l’étranger absolu, l’hétérogène qui n’a rien en commun avec nous.

Les signes de la magie doivent apparaître, c’est ce que nous attendons

  Le Cleggier, Le poisson rouge.

L’Evros est la frontière géographique de l’Europe, mais il est malheureusement devenu le symbole emblématique et universel d’une Europe en guerre. Il symbolise de manière claire et perceptible l’ère post-européenne de la guerre, de la violence et de l’obsession que nous vivons.

Il faudra beaucoup d’inspiration et de persévérance dans l’action politique pour que les effets néfastes se résorbent.  L’ambiguïté des deux jeunes femmes et le calme sage des vieillards sont peut-être les points de départ de cette conversion. Il faut espérer en eux un tournant vers l’ouverture, la paix et le cosmopolitisme. Notre rôle n’est pas seulement de dénoncer les exceptions, mais d’approfondir l’action politique pour la transformation de ces hommes. Pour traiter ces sujets en suspens, il faut agir dans un « entre-deux » privilégié : l’espace transnational. C’est ici que la tendance à l’émancipation, à l’opposé de l’autoritarisme, se manifeste le plus fortement.

C’est là que nous avons les premiers signes que les forces de la démocratie et de la liberté se reconstituent avec les « autres-étrangers » qui deviennent humains, contre « l’ordre et la loi », pour la défense des biens communs, pour inverser la catastrophe climatique et contre l’appropriation des terres, pour la critique du patriarcat de la part des femmes et des jeunes. Peut-être pouvons-nous imaginer un avenir de l’homme comme un résultat de l’imagination et de la cosmopolitique, pour remplacer l’utopie du cosmopolitisme moderne classique.

Terre, n’ est pas cela ce que tu veux: invisible

Ressusciter en nous?- n’est- ce pas là ton rêve?

d’être un jour enfin invisible? Terre ! Invisible !

Quelle est, sinon métamorphose, ta charge pressante?"

Rilke, “Neuvième élégie”

Le film de George Keramidiotis, accompagné de la musique d’Alkis Baltas, un important chef d’orchestre et compositeur grec, est le genre d’art dans lequel on peut espérer que la pensée politique peut s’immerger pour se renouveler. 

Il convient de noter que ce film n’a pas été sélectionné pour faire partie des projections du festival de documentaire de Thessalonique en 2024, qui est un festival de renommée internationale. Mais il a été acclamé par divers groupes militants et par un public intéressé, démocratique et sensible au sujet, et projeté dans des lieux collectifs de discussion. Il s’agit là d’un activisme culturel et d’une œuvre qui nous met face à nos responsabilités, surtout à l’ère des craintes d’une montée irréversible de l’extrême droite. Nous nous confrontons ainsi à « l’étranger en nous » et aux côtés de « ceux qui n’ont pas d’espoir, l’espoir peut nous être rendu » comme le dit Walter Benjamin dans ses Thèses sur l’histoire.

Toutes les citations sont extraites du film, à l’exception de celle qui figure dans le titre de l’article.

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