On a parlé de pax romana et de pax americana. Il y a une pax europaea. Par rapport aux deux autres, celle-ci a des traits différents. Jadis, la paix était conçue en termes pauvres, par référence au corps propre des êtres parlants : il y a la paix quand ce corps ne subit pas de menace dans sa subsistance la plus élémentaire. La guerre au contraire sollicite une pensée riche et de fait une herméneutique. Thcydide, toujours lui, a fixé les termes ; pas d'objet plus digne de compréhension qu'une guerre, et comprendre une guerre, c'est accepter un axiome herméneutique majeur : non seulement il y a toujours une différence entre les causes vraies et les causes que l'on avoue, mais "la cause la plus vraie ets aussi la moins avouée" (I, XXIII, 6). Dans ce dispositif, l'opposition de l'état de paix, dont il n'y a rien à dire, à l'état de guerre, dont il y a tout à dire, est absolue et ne souffre pas de degrés. Le passage de la guerre à la paix est sanctionné par une déclaration performative, qui s'inscrit dans l'instant et ouvre une période de cessation des menaces. Le processus qui mène à cet instant est tenu pour une période de fin de guerre, qui appartient encore à la guerre.
Dans l'usage européen moderne, tout se renverse ; le nom de paix peut et doit être complexe et riche de contenu ; le nom de guerre est pauvre et ne mérite que des larmes. C'est le nom de paix qui requiert l'herméneutique et la mise au jour du vrai. La vraie paix se cache ; elle ne saurait donc se borner à la pauvreté de la définition antérieure ; justement parce qu'elles sautent aux yeux, les menaces sur les corps, les morts multipliées comptent peu au regard du processus, qui peut et doit se poursuivre, d'autant plus irrécusable qu'il est plus imperceptible. Puisque les menaces sur les corps comptent peu, ce n'est rien qu'elles persistent ; ce n'est rien non plus que d'en obtenir la raréfaction ou même la cessation. Qu'importe que les corps survivent, si l'on n'a pas compris l'Autre ; qu'importe en revanche de subir les menaces, si un progrès dans la compréhension est engagé. Le processus qui mène à la paix était autrefois tenu pour appartenir à la guerre ; il est tenu désormais pour relever déjà de la paix. D'où l'expression "processus de paix", dont on oublie trop la surprenante nouveauté.
Jean-Claude Milner, § 49, Les penchants criminels de l'Europe démocratiques, Verdier, 2003.
Le "processus de paix" a désigné cette guerre d'un type nouveau dans laquelle Israël s'est trouvé projeté depuis 1993. L'expression de "processus de paix", universellement employée encore aujourd'hui, impliquait bien en fait que "la paix", ici désignée, pouvait connaître des éclipses meurtrières : première intifada, deuxième intifada, attentats meurtriers contre Israël, boucherie barbare contre des enfants et des bébés même comme le récent attentat à Itamar. Mais que "la paix" ait pu être évoquée pour définir la stratégie de guerre révolutionnaire palestinienne, le cycle de terrorisme, la dissimulation des intentions — négociations d'Arafat d'un côté, préparations d'attentats par l'Autorité palestinienne en même temps de l'autre, la mise en accusation systématique d'Israël de faire échouer le "processus de paix", la mise en parallèle systématique des actes terroristes les plus ignobles contre les personnes avec la défense légitime d'un pays agressé sur son sol — plus de 10 000 roquettes envoyées par les Palestiniens sur le Neguev ! —, reste une des violences symboliques les plus grandes de ce début de XXIème siècle. La perception du conflit en est ressortie totalement brouillée sur la scène de l'opinion publique internationale. Les responsabilités ont été falsifiées, les catégories morales, perverties.
Une très étrange situation s'en est ensuivie où l'agresseur est devenu l'agressé, la légitime défense, un "terrorisme d'Etat" (lire par exemple les éditos d'Edwy Plenel ici sur Mediapart), l'information, un jugement (voir le qualificatif qu'Edwy Plenel utilise pour informer ses lecteurs "Parti pris", en commençant l'un d'eux, comble du comique ubuesque de Mediapart, par dire — incroyable précaution oratoire pour un journaliste — qu'il n'est pas plus informé que ses lecteurs à propos du "navire de la paix", le Mavi Marmara, mais qu'il n'en pense pas moins — "crime d'Etat". La passion collective qui a enfiévré l'opinion européenne a connu un début d'analyse. Avec le recul du temps, son décalage par rapport à la réalité n'en apparaîtra que plus grand lorsque l'historien établira les faits réels.