Par Alain Dieckhoff

(Les hauteurs de Massada, avec la Mer Morte et de l'autre côté la frontière jordanienne)
C'est presque un lieu commun du discours tiers-mondiste — abondamment employé dans les années 1960-1970 —, que d'accuser le sionisme d'être une entreprise coloniale. Les arguments développés, tant dans les textes arabes que communistes, pourraient être résumés de la façon suivante : l'installation des Juifs est le résultat d'un complot général de l'Europe contre la nation arabe ; elle s'est réalisée grâce à l'appropriation de l'espace palestinien et à l'exclusion des Arabes, effectuée par la ségrégation ethnique (jusqu'en 1947), puis par l'expulsion (en 1947 et, dans une moindre mesure, en 1967). Bref, Israël ne serait rien d'autre qu'une colonie de peuplement rendue possible par la dépossession violente des "indigènes". Une telle accusation est grave, dans la mesure où elle nie les raisons mêmes pour lesquelles la création d'un Etat juif a été envisagée. Il convient donc de l'examiner avec attention.
Pour bien cerner la logique du sionisme, il faut en revenir à ses origines. Trois éléments expliquent les premiers frémissements sionistes en Europe, dans les années 1860-1880 : la reviviscence de l'attachement religieux traditionnel à Sion ; l'influence du nationalisme européen ; l'apparition de l'antisémitisme sous sa forme raciste.
En effet, la naissance du sionisme est essentiellement la conséquence de la mutation d'une fraction du monde juif, qui l'amène à revendiquer son auto-émancipation — comme le fait Léo Pinsker, médecin d'Odessa, dans son célèbre manifeste de 1882. La volonté de fonder un Etat juif s'inscrit donc dans un mouvement d'affranchissement collectif : le peuple juif a le droit de disposer de lui-même pour échapper à l'oppression brutale de la Russie et à l'ostracisme plus subtile en Europe occidentale. Face au nationalisme européen, de plus en plus intransigeant et conservateur dans le dernier quart du XIXè siècle, le sionisme s'affirme ainsi, dans la lignée de la Révolution française, comme un mouvement qui entend mettre fin à l'assujettissement politique des Juifs. En libérant ces derniers de toute domination, le sionisme apparaît comme un mouvement qui les décolonise. Il leur rend leur entière dignité en renversant les arguments des antisémites, qui traitaient les Juifs d'"Orientaux", pour faire de ce qualificatif un titre d'excellence.
Revue L'Histoire.