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Billet de blog 8 juin 2021

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Georges Floyd, Black Lives Matter et les fantômes de la ségrégation raciale

La Chambre des représentants des États-Unis a adopté la « Loi George Floyd sur la justice dans la police » qui prévoit notamment l’interdiction d’exécuter un individu non armé. Les images du drame diffusées en masse ont provoqué un émoi planétaire, permettant ainsi de révéler la stratégie d’empowerment du mouvement Black Lives Matter. Pour retrouver les conditions qui permettent par la loi d'établir une égalité de droit entre les membres de la communauté nationale, il faut pourchasser les fantômes de la ségrégation raciale qui hantent toujours la société américaine.

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Le 25 juin sera prononcée la peine de Derek Chauvin, le policier reconnu coupable du meurtre de Georges Floyd, après s’être agenouillé sur son cou pendant près de dix minutes lors de son arrestation en mai 2020 à Minneapolis. Les images filmées par les passants se sont propagées sur les réseaux sociaux, puis dans les médias et à l'international, et ont contribué à déclencher un nouveau mouvement sociopolitique afin de lutter contre le racisme visant la communauté noire, avec la brutalité policière au cœur des préoccupations. Ce mouvement accompagné par des vagues de manifestations à l’échelle mondiale a connu une visibilité sans précédent, prenant un pouvoir dans l’espace public et dans les espaces en ligne, avec le hasthag #BlackLivesMatter devenu l’étendard du mouvement.

Le terme empowerment trouve ses origines en Grande Bretagne au milieu XVIIe siècle. Le verbe to empower désigne un pouvoir accordé par une autorité formelle ou une puissance supérieure.(1) Au milieu des années 1970, dans des contextes et des domaines variés tels que l’éducation, le militantisme ou encore le développement international, l’empowerment s’inscrit dans une perspective de véritable changement social. Le concept est largement véhiculé par des militantes féministes américaines engagées dans des associations mais également par des militants des mouvements noirs revendiquant la représentation sociale et participation politique de leur communauté.

Les historiens associent en effet l’idée de l’empowerment aux populations oubliées, exprimant clairement un discours d’émancipation, et même s’il naît aux Etats-Unis, le concept fait écho à d’autres courants de pensée. Ce terme qui a résisté aux traductions dans d’autres langues, permet aux individus ou aux groupes d’agir sur leurs conditions économiques, sociales, politiques ou encore écologiques. L’empowerment place alors le « pouvoir » ; le « power » au centre de tous ces sujets.

L’empowerment, une philosophie de l’émancipation

L’empowerment et sa notion d’émancipation se rattachent a priori davantage à la philosophie. Ces termes s’apparentent à d’autres mots utilisés dans cette discipline tels que la liberté, l’indépendance, l’autonomie, la libération qui s’opposent à leurs sens contraires que sont la servitude, la dépendance, l’hétéronomie, voire l’aliénation, la soumission, la répression et l’assujettissement. L’émancipation ou l’affranchissement renvoie directement au statut originel de l’esclave, du cerf, du colonisé, de l’indigène qui se délivre, se libère de la domination, de l’inégalité de sa condition pour accéder enfin à la liberté de ses droits dans son exercice universel.(2)

L’empowerment s’appuie aussi sur la longue tradition sociologique de la domination. « Le pouvoir direct et personnel sur des personnes tend à céder de plus en plus la place au pouvoir sur des mécanismes qu’assure le capital économique ». Selon Pierre Bourdieu, dont les travaux ont rencontré un écho considérable aux Etats-Unis, l’Etat serait l’organisateur de la concentration et la redistribution des différentes espèces de capital (économique, culturel et symbolique) ce qui tendrait à modifier le système des stratégies de reproduction. (3)

L’empowerment s’articule autour de l’autonomie, la conscience de soi, l’estime de soi, la réalisation personnelle ou encore le projet collectif. Si là encore, il s’applique à de nombreuses situations, la volonté de s’inscrire dans une forme d’émancipation demeure fondamentale. Si l’objectif est de libérer les consciences en prenant ou en reprenant le pouvoir sur sa propre vie, on ne peut ignorer un véritable retour aux fondamentaux de la philosophie de l’émancipation ; l’empowerment devient alors la voie privilégiée d’une dynamique individuelle engagée dans une action collective de changement politique et social. C’est face à un système inégal et montrant de plus en plus ses limites, que les organisations de défense des droits afro- américains combattent de façon toujours plus engagée contre toutes les formes d’oppressions sociales, économiques, politiques, etc.

La philosophie de « l’empowerment afro-américain » qui se développe actuellement aux Etats-Unis consiste à cibler les bénéficiaires, en perdant l’aspect universel qui caractérise par exemple les aides de l’Etat fédéral. Le but des organisations est de s’engager en accompagnant les individus à s’extirper du dénouement social en misant sur leurs motivations personnelles et le soutien de leur communauté d’appartenance. Pour exemple, l’association One Million Degree permet aux étudiants peu fortunés d’accéder à l’université en proposant un cursus plus court et moins onéreux que les autres établissements. Les étudiants bénéficient ainsi des soutiens financiers provenant de l’association et de ses partenaires, de parrains, de donateurs privés ou de prêts contractés par les étudiants eux-mêmes. One million Degree donne ainsi la possibilité aux étudiants afro-américains les plus démunis de s’en sortir par l’effort collectif et individuel.

De la NAACP à Black Lives Matter

L’abolition de l’esclavage et la fin de la guerre de Sécession (1861-1865) avaient suscité à l’époque de la Reconstruction de vifs espoirs visant l’égalité des droits entre tous les citoyens, en incluant les populations noires désormais libres de leurs mouvements. Le système ségrégationniste mis en place par les états du Sud avec l’ensemble des lois Jim Crow, permit de replacer les Afro-Américains dans un statut de sous-citoyens (5). Ainsi la loi instaurée par Charles Lynch répandit la pratique du lynchage et toute forme de violence par laquelle une foule, pouvait sous prétexte de rendre la justice sans procès, exécuter un Noir présumé coupable, en général par pendaison publique. La chanson Strange Fruits interprétée en 1939 par Billie Holiday, dénonce vingt ans avant le mouvement des droits civiques, cette justice expéditive : « Les arbres du Sud portent un fruit étrange / Du sang sur les feuilles et du sang sur leurs racines / Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud ».

Le sociologue W.E.B. Du Bois auteur de l’illustre ouvrage The Souls of Black Folk écrivait « que le Sud blanc craignait plus que la malhonnêteté, l’ignorance et l’incompétence des Noirs, c’était l’honnêteté, le savoir et la compétence des Noirs ». Il fut l’un des membres fondateurs de la NAACP dont l’objectif était de faire campagne pour l’égalité des droits civiques et pour l’éducation. L’association composée majoritairement d’intellectuels et de militants blancs opte pour la voie judiciaire et politique. Elle organise des procès victorieux et demande au gouvernement fédéral l’abolition du lynchage. La NAACP opère par la voie médiatique en éditant un mensuel The Crisis qui rencontre un succès de vente phénoménal. Le mouvement des droits civiques portés par Du Bois, la NAACP, et notamment le pasteur Martin Luther King aboutira en 1964, à l’adoption du Civil Right qui met fin à toutes formes de ségrégations, de discriminations reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe, ou l’origine nationale. Le statut des afro-américains comme citoyens à part entière se heurtera tout au long de l’histoire de Etats-Unis à des oppositions déclenchant des manifestations, virant en émeutes durement réprimées par les forces de police. Les populations noires étouffées par le poids des inégalités sociales et économiques sont les premières victimes, souvent non armées, des bavures des forces de l’ordre.

En 2020, la mobilisation du mouvement Black Lives Matter contre le racisme et les violences policières a réuni entre 15 et 20 millions d’Américains, ce qui en fait le mouvement le plus important de l’épopée américaine. Alors que la NAACP milite toujours pour l’égalité des droits entre tous les citoyens américains, le mouvement Black Lives Matter adopte une stratégie d’empowerment, adapté à leur époque, en se focalisant principalement sur le sort des Afro-américains, et en dopant leur « capacité d’agir » notamment grâce au pouvoir supérieur qu’octroient les réseaux sociaux.

La loi Georges Floyd et l’offensive républicaine

La Chambre des représentants des États-Unis a adopté une loi scrutée par le monde entier sur la réforme de la police qui prévoit l'interdiction de mesures comme l’étranglement ou l’exécution d’un individu non armé sans notification au préalable. "Plus jamais le monde ne devrait être témoin de ce que nous avons vu se produire pour George Floyd dans les rues du Minnesota" a déclaré récemment Karen Bass, la représentante démocrate de Californie.(6) 

Le Sénat contrôlé par les républicains l’an dernier, n’avait pas soutenu un projet de loi similaire au prétexte qu’elle pourrait empêcher la police d’opérer efficacement sur le territoire. La nouvelle loi Georges Floyd pourrait ne pas être adoptée pour les mêmes raisons. Comme pour l’abolition des lois sur l’esclavage, la ségrégation, le lynchage et toute autre forme d’oppression, les populations afro-américaines trouveront face à elles une opposition féroce à leur conquête pour l’égalité des droits et leur reconnaissance en qualité de citoyens. Parce que c’est peut-être là que réside au fond le véritable rêve américain, dans l’égalité. L’égalité pour vivre, rire et aimer.

Michel Bampély est doctorant en sociologie de la culture à l'EHESS. Il est membre du Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL). 

Marlène Gaudefroy est Consultante en Stratégie RH & Management et en Sociologie des Organisations

Notes :

  1. Bacqué, Marie-Hélène, et Carole Biewener. « L'empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, vol. 173, no. 3, 2013, pp. 25-32.

  2. Brassat, Emmanuel. « Les incertitudes de l'émancipation », Le Télémaque, vol. 43, no. 1, 2013, pp. 45-58.

  3. Lenoir, Rémi. « L'État selon Pierre Bourdieu », Sociétés contemporaines, vol. 87, no. 3, 2012, pp. 123-154.

  4. Usbek et Rika, L’empowerment à l’américaine joue la carte des communautés, Solidarium, le 5juillet 2017

  5. Fabien Curie. La NAACP et le Parti communiste face à la question des droits civiques, 1929-1941. Sociologie. Université de Strasbourg, 2013.

  6. Mourad Belhaj, Etats-Unis : la Chambre des représentants adopte une loi sur la réforme de la police, Anadolu Agency, le 04 mars 2021

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