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Billet de blog 8 août 2023

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Julien Boukambou, figure congolaise de la résistance anticoloniale

Julien Boukambou, figure clé de la lutte anticoloniale congolaise, a œuvré pour l'éducation et les droits des travailleurs, co-fondant l'UJC en 1956, jouant un rôle majeur dans le soulèvement de 1963, et laissant en héritage la culture du dialogue en politique.

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Illustration 1
Julien Boukmabou © Hassim Tall Boukambou

Par Dieudonné Diabatantou

Introduction et Contexte 

Il aurait eu 106 ans aujourd’hui si la mort ne l’avait pas fauché à 77 ans un certain 13 aout 1994. Il était fils de pêcheur et de guérisseuse qui ne craignait aucun serpent. Pour sa capacité à se tirer de tous les pièges politiques qu’on lui tendait, ses contempteurs l’avaient surnommé « La silure » (ngola), mais son nom était tout simplement Julien Boukambou. 

Un nom qui ne parle pas beaucoup aux générations actuelles de Congolais, mais qui pourtant devrait susciter leur curiosité s’ils veulent comprendre l’histoire vraie, de la lutte menée par le peuple congolais pour se libérer de la domination française, et se frayer un chemin vers le progrès. Ou, si l’on préfère, pour sortir de la nuit coloniale et avancer vers la lumière des nations véritablement libres. 

Julien Boukambou est né le 17 avril 1917 à Madianga (près de l’actuelle Kinkembo) sur la route des caravanes qui reliait la station coloniale fluviale de Nkouna à la côte atlantique avant la construction du chemin de fer Congo-océan. Son nom, qui signifie « révolte », il le doit à la réputation de sa mère qui avait toujours refusé de travailler enchainée. Mais surtout il est le petit-fils, côté maternel, de Mwa N’Kono-ngoutou, l’un des trois seuls rescapés de la dernière bataille du mythique chef Mabiala Ma N’Ganga, qui l’élève dans l’esprit de la résistance à l’occupation française. Ceci explique sans doute cela.

Enfance, Éducation et Premiers Engagements

Il n’a que huit ans lorsqu’il fait sa première prison avec son pêcheur de père N’Ga Mandilou pour une pitoyable histoire d’écrevisses non livrées à temps à Monsieur le « Commandant » (chef de district colonial) ; ce qui ne fait que renforcer le jeune homme dans l’idée que le système colonial était particulièrement injuste, et qu’il fallait le combattre. Une deuxième incarcération suivra alors qu’il travaille comme manœuvre au chantier du chemin de fer pour avoir mis trop de zèle à défendre un groupe de travailleurs autochtones victimes de violences de la part des capitas (contremaitres) tchadiens. 

Mais pour bien combattre un ennemi il faut bien le connaitre, et repérer ses points faibles. Les trois émissaires d’André Matsoua qu’il avait rencontrés en 1926 à Mindouli chez son demi-frère Mboukou Paul (qui les hébergeait) avaient d’ailleurs été formels : il faut absolument élever le niveau d’instruction des jeunes africains pour combattre le colonisateur à armes égales. André Matsoua lui-même, qu’il a fini par rencontrer lors de son bref séjour à la prison de Mindouli en 1942 le lui a repété. Aussi, contre l’avis de ses parents qui ne souhaitaient pas le voir fréquenter une école religieuse, il est parmi les premiers inscrits lorsque le Père Bonnefont de la congrégation du St-Esprit ouvre la première école catholique du district de Mindouli en 1929. Une expérience qu’il ne regrettera pas, et qui lui ouvre les portes de la connaissance occidentale. 

Les premiers pas et la formation 

Après sa scolarité à Mindouli, et à l’issue d’une formation pédagogique spéciale à l’école Jeanne D’Arc de Brazzaville dispensée par le Père De La Moureyre, il est reçu moniteur de l’enseignement privé (et catéchiste) le 30 juillet 1936. Il veut continuer ses études, mais ne le peut. Pour cause de limite d’âge, lui dit-on. En vérité, parce que l’administration coloniale a eu vent de ce que le jeune Boukambou sortait d’une famille d’insoumis à l’administration coloniale, et que moins il serait instruit, mieux cela vaudrait pour tout le monde.

Boukambou Julien entame donc, à 19 ans, une carrière de moniteur qui, d’affectation en affectation, va le conduire en 1943 à Mbamou, où trois jeunes séminaristes (et donc célibataires) seront régulièrement ses hôtes à déjeuner : Antoine Létémbet-Ambili, Romuald Zékakany, et … un certain Fulbert Youlou ! Ironie du sort, les curés l’avaient éloigné de Mindouli parce qu’il avait des contacts trop fréquents avec des sympathisants et militants communistes en poste au chef-lieu, et au résultat, ils n’avaient fait que le rapprocher de ceux qui allaient accélérer le cours des choses et changer la donne politique dans le pays.

Et ce, d’autant que, fin 1945, le jeune enseignant reçoit secrètement une étrange délégation venue solliciter ses services : « Le 21 octobre 1945 sont organisées au Moyen-Congo des élections pour l’élection des députés qui devaient prendre part à l’Assemblée constituante française. Essembé hilaire [du Gabon], Emmanuel Dadet et Aubert Lounda se portent candidats et envoient des émissaires qui, de passage à M’bamou, me contactent. Il faut dire qu’en tant que moniteur de l’enseignement catholique je n’avais pas le droit de faire de la politique, mais j’avais décidé de passer outre, et de m’engager. De surcroit l’administration coloniale avait interdit à tout candidat de se présenter sous les couleurs d’un parti ou d’une association. On était candidat individuellement. Ce qui, pensais-je, relativiserait ma participation. [Mais] … Battus au premier tour, Aubert Lounda et Emmanuel Dadet se sont tous deux désistés au deuxième tour en faveur du candidat Jean Félix-Tchikaya. Ayant soutenu secrètement le candidat Aubert Lounda, j’ai suivi la consigne de vote, et c’est ainsi que je me suis retrouvé dans le camp de Tchikaya, qui sera élu ».

Cependant l’administration coloniale, à qui toute cette manœuvre n’a pas échappé, décide d’éloigner Julien Boukambou de la région, et obtient du clergé qu’il l’affecte plutôt à Brazzaville (16/07/1946). Initiative malheureuse encore une fois, puisqu’aussitôt arrivé dans la capitale fédérale de l’AEF (où il ne connait personne), le jeune enseignant est littéralement « pris en charge » par le Groupe d’Etudes Communistes (GEC), principal cercle politique de la place. Là, il rencontre pour la première fois Jean Félix-Tchicaya, Aubert Lounda, Jacques Opangault, mais surtout Abel Thauley Ganga, Bagana Gaston et Rigobert Makosso-Tchapy, avec lesquels il jettera les bases du syndicalisme politique au Congo.

Engagement politique et syndicalisme 

Déjà proche de Jean Félix-Tchikaya il adhère à son parti (le Parti Progressiste Congolais) dès sa création et son affiliation au Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouet-Boigny. Et en 1948 il prend sa carte à la section CGT du Moyen-Congo. Ce double engagement politique, qui ne sera pas du gout de sa hiérarchie, lui vaudra bien des déboires qui le conduiront jusqu’à démissionner de l’enseignement privé catholique trois ans plus tard le 17 aout 1951. Dorénavant il poursuivra son combat dans la précarité financière la plus totale, le clergé et l’administration coloniale s’arrangeant à le faire licencier de tout emploi qu’il pouvait trouver. Cela ne douchera pas pour autant la détermination et l’ardeur de Julien Boukambou.

Autodidacte boulimique, il continue de se former par les livres et par toute action de terrain utile. Ce qui fera de lui un débatteur hors pairs, et un défenseur des travailleurs très redouté des employeurs indélicats à la chambre commerciale du tribunal de Brazzaville. Elu secrétaire général du PPC début 1951 (en remplacement du Dahoméen Yves Marcos rentrant chez lui), il fera réélire Félix-Tchikaya trois fois (en 1951, 1952, et 1956) ; et il ne quittera ce parti qu’en 1956 lorsqu’il refusera de marcher dans la voie de la « collaboration » avec le gouvernement français que préconisait le leader ivoirien, patron du RDA.

Parallèlement, il dirigera la première permanence syndicale de la CGT/Moyen-Congo installée à Brazzaville le 1er janvier 1954, avant d’être élu un an plus tard secrétaire général du comité de coordination syndicale CGT de l’AEF/Cameroun avec compétence élargie à Madagascar. Et c’est à ce titre qu’il participera à toutes les réunions visant l’éclosion du panafricanisme syndical. Et qu’il sera élu secrétaire général de la Confédération Générale Aefienne du Travail en 1957 ; organisation dont le champ d’action sera ramené au seul Congo à l’indépendance, devenant ainsi la Confédération Générale Africaine du Travail (CGAT).

* Le 27 juillet 1956, pour suppléer à la défaillance générale des partis politiques contaminés par les thèses néocoloniales du gaullisme, Julien Boukambou et ses camarades Matsika Aimé et Thauley Ganga Abel fondent l’Union de la Jeunesse Congolaise  (UJC). Une organisation de jeunesse trans-partisane et trans-ethnique dont l’influence va aller croissante jusqu’au soulèvement populaire de 1963.   

* Le 16 novembre 1958, Julien Boukambou signe au nom de la CGAT et de l’UJC un appel à voter NON au référendum du Général de Gaulle sur la Communauté Française, qualifiée pour l’occasion d’« alliance du cavalier et du cheval ». Appel qui se prononce ouvertement pour l’indépendance immédiate de tous les territoires sous domination française, et la création des Etats-unis d’Afrique centrale. Seuls les résistants matsouanistes de Prosper Koussakana les suivront dans cette démarche.

* Le 10 mai 1960, à la suite de la première grève unitaire de l’eau et de l’électricité (…), Julien Boukambou et une trentaine de ses compagnons de la  CGAT et de l’UJC sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat dans le cadre de ce que le gouvernement Youlou qualifie alors de « complot communiste », et jetés en prison pour huit longs mois. Durant tout leur séjour en prison, les syndicalistes et sympathisants de la CGAT comprennent que la grande peur du gouvernement et de ses conseillers français, c’était de voir tous les syndicats agir ensemble dans la même direction. Ils sauront en tirer les enseignements trois ans plus tard.

À leur sortie de prison Julien Boukambou et ses camarades travailleront donc clandestinement à l’unité syndicale, qu’ils n’obtiendront cependant que trois ans plus tard lorsqu’est créé, le 25 juillet 1963, le comité de fusion des organisations syndicales appelées à prendre part à la Table Ronde sur le parti unique convoquée par le président Youlou fin juin 1963. Certes, c’est Pascal Okémba des syndicats chrétiens qui en avait été élu Président. Mais on s’accorde généralement à dire que c’est lui, Julien Boukambou, secrétaire général de la CGAT et éminent vice-président dudit comité, qui en fut le stratège en chef et le leader le plus écouté des insurgés.

Soulèvement de 1963 et Lutte pour l'Indépendance

En tout cas, c’est sa figure qui dominera le soulèvement des 13, 14, et 15 aout 1963. À preuve, c’est à lui que les officiers militaires ralliés au soulèvement remettront le texte de la démission du président Youlou pour aller la lire à la foule amassée devant le palais présidentiel. De même que ce sont les multiples relais politiques qu’il avait dans les pays du bloc socialiste (URSS, Chine et autres) qui permirent l’établissement de relations diplomatiques et commerciales qui, malgré le contexte de la guerre froide, et les menaces de toutes natures, facilitèrent l’essor économique enregistré sous le gouvernement Massamba-Débat.

Enfin, on le sait moins, mais il fut pour beaucoup dans la décision qui permit à l’ex-président Youlou de réussir sa fameuse « évasion miraculeuse » de 1964. Il s’agissait déjà de couper l’herbe sous les pieds des extrémistes gauchistes du MNR qui commençaient à s’agiter, et à remettre en péril l’exceptionnel sentiment d’unité nationale observé après 1963.

Mais, après quelques péripéties plus ou moins dramatiques, ce sont bien ces extrémistes qui finiront par prendre le dessus en 1968 sur l’aile modérée du MNR à laquelle appartenaient les anciens du PPC Julien Boukambou, Aubert Lounda et Alphonse Massamba-Débat. La rupture est brutale. Et elle sera malheureusement définitive. En effet, en prenant l’initiative de substituer la « lutte des classes » à l’antagonisme principal qui opposait depuis le 19e siècle l’ensemble du peuple congolais au colonialisme français, et le socialisme dit « scientifique » au bien connu principe de solidarité bantou qui avait permis à la société de tenir jusque là, les jeunes loups de 1963 faisaient courir à la révolution le risque de la division face à l’ex-Puissance coloniale. Se sentant trahis, la plupart des chefs historiques de 1963 (dont Julien Boukambou) décideront de ne pas participer à ce jeu dangereux, et c’est en vain que les nouveaux maitres du pays vont leur courir derrière au cours des années suivantes.

Retenu comme membre du nouveau Conseil National de la Révolution en son absence (sur insistance personnelle de Marien Ngouabi), Julien Boukambou ne restera qu’une semaine dans cette nouvelle institution, et finira par en démissionner après Massamba-Débat, kikhounga Ngot, et Léon Angor, l’ancien président de l’Assemblée. Nommé directeur de la première usine de disques du Congo en 1969, puis ambassadeur en URSS en 1970, le vieux militant syndical aura beaucoup de mal à s’inscrire dans le paradigme politique de l’ère PCT. Quelque chose s’était irrémédiablement cassé en lui. Cette « révolution » là n’était plus la sienne.

Héritage de Julien Boukambou et réflexions

Il prendra sa retraite en 1976 comme inspecteur du travail avant de se retirer dans son village de Kinkémbo, où il se consacrera au développement de son élevage de bœufs démarré à sa sortie de prison en 1960. Cependant après la mort du président Marien Ngouabi en 1977, il est parmi les premières personnes arrêtées, et échappe de peu au peloton d’exécution grâce à la vigilance d’un jeune lieutenant légaliste qui l’avait reconnu comme ne faisant pas partie de la liste préalablement établie.

Après l’arrivée du colonel Denis Sassou-Nguesso au pouvoir, il croira possible la résurrection des idéaux de la révolution de 1963, et acceptera de prendre enfin sa carte du parti (le 24 juillet 1979) dans le quota des syndicats. Mais, se rendant très vite compte que le remise en cause radicale du système néocolonial n’était toujours pas à l’ordre du jour des nouvelles autorités, il refusera de s’engager plus avant comme le lui demandaient les dirigeants de la Confédération Syndicale Congolaise (CSC). Il consentira néanmoins à participer à la formation des cadres syndicaux organisée par la centrale syndicale unique, qu’il a toujours considérée comme la plus noble conquête des travailleurs congolais, et la plus sûre gardienne de la flamme révolutionnaire de 1963.

Enfin, en 1991, alors que sa santé est déjà chancelante, la Conférence Nationale Souveraine lui donne l’occasion de délivrer un dernier message politique au peuple congolais. Message dans lequel il insiste sur l’impérieux besoin d’unité, et dans lequel, mû par une sorte de préscience, il met en garde contre le risque de désordres politiques accrus si la sortie de la conférence était mal négociée :

« L’heure est grave, et (…) il faut savoir écouter tout le monde. C’est cela aussi la démocratie … Le climat de pagaille n’a jamais produit de bonnes choses. Et, pour ma part, je me souviens que c’est dans ce climat qu’a été adopté en 1964 le socialisme dit « scientifique » qui nous a créés tant de déconvenues. Dites-vous bien que les erreurs que l’on commet collectivement sont les plus graves, car plus difficiles à corriger ».

Message unanimement salué par les conférenciers, mais dont toutes les craintes vont malheureusement se vérifier l’une après l’autre à partir de 1993.

Julien Boukambou est mort le 13 aout 1994. Son enterrement au cimetière familial de Kinkémbo fut l’ultime occasion pour ses amis et admirateurs de se rassembler, et lui rendre un dernier hommage. Près de deux mille personnes, hommes et femmes, venues de presque toutes les régions du pays. On n’avait jamais vu ça.

Ingénieur, statisticien et économiste de formation, Dieudonné Diabatantou occupa notamment les fonctions de secrétaire d’Etat au Plan dans le gouvernement de transition d’André Milongo (1991-1992) et fut élu député de la première circonscription électorale de Mindouli sur la liste MCDDI (1993).

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