A chacun ses lectures. Ségolène Royal nous fait savoir qu'elle a dévoré les deux derniers titres parus de Bernard-Henri Lévy, grand bien lui fasse. « Je suis plongée, écrit-elle, dans “Pièces d'identité”. J'ai trouvé tant de richesses dans ces mille trois cents et quelques pages...»
Ce qui prouve au moins que notre effervescente présidente de région garde du temps libre pour les choses de l'esprit. Elle lit, c'est une information qui rassure. Elle lit l'immense BHL et l'esprit la visite. L'autre président, le vrai, aime lui aussi nous informer de temps en temps, depuis son palais élyséen, de l'état de ses lectures. En ce moment, il découvre Marcel Proust, le seul à ses yeux à pouvoir rivaliser avec Marc Lévy, bien que moins vendu. On voudrait aussi savoir ce que lisent Eric Besson, Rachida Dati, Nadine Morano et les autres.
C'est, quant à moi, dans les 900 pages du « Godard biographie », d'Antoine de Baecque (Grasset) que je suis immergé, la bio monumentale et non-autorisée du cinéaste majeur qui aura 80 ans en décembre prochain. Un livre en tout point passionnant sur « un sujet biographique redoutable », souligne l'auteur. Ce « puzzle archivistique godardien » est en effet une assez saisissante traversée de la vie et de l'œuvre d'un homme singulièrement énigmatique, superstar culturelle, artiste essentiel entretenant une relation particulière à l'Histoire et à la politique. Sa phrase fameuse à controverse : « Aujourd'hui, les Israéliens font subir aux Plalestiniens ce qu'eux-même ont subi des nazis. » On y apprend beaucoup, y compris que le renard est son animal fétiche, et qu'il sait marcher sur les mains. Tous les Godard sont là, et ils sont nombreux, à commencer par l'enfant qui grandit au bord du lac Léman, au sein d'une famille de la bourgeoisie protestante, « déjà en deuil de moi-même », comme il le dit sombrement, déjà en rupture avec ses père et mère, avec sa classe. Il apprend à voler, et semble doué pour ça... L'homme privé se dévoile ici pour la première fois, jeune dandy dépressif derrière ses lunettes noires, peu doué pour le bonheur, malheureux en amour. On y découvre un Godard sentimental, dissimulant son romantisme « avec rage, comme s'il en avait honte ». Une tentative de suicide (la première, il y en aura d'autres) mettra fin à son mariage raté avec Anna Karina, celle qu'il a follement aimée et à qui il a « offert » sept de ses plus beaux films. Il épousera ensuite Anne Wiazemsky, la petite-fille de François Mauriac, après avoir proposé le mariage à Marina Vlady. Echec, douleur et déchirements. Plus tard, il aura une relation passionnée avec la jeune Myriem Roussel, son héroïne de « Je vous salue Marie » dont il ralentit le tournage pour passer plus de temps avec elle. « Godard aime la chair fraîche », remarque son biographe.
Au fil des pages, celui que son ancien ami Truffaut désigne comme « retors », voire de « merde sur un socle », se profile en homme malheureux et autodestructeur, laissant derrière lui un champ de ruines, mais quelles ruines !
Le livre refermé, on ne verra plus désormais ses films avec les mêmes yeux, encore et toujours plus proche du phénix du cinéma, du côté de Rolle, là-bas, au bord du lac Léman. Celui que Fritz Lang et Aragon adoubèrent un jour comme leur petit-fils bien-aimé. Godard, le plus grand des colleurs, disait ce dernier dans un article célèbre. Godard, notre contemporain ultime.
Chronique parue dans la « Charente Libre » du samedi 3 avril.