Face aux tragédies de l'heure qui nous enragent et nous laissent un goût de cendres –je pense bien sûr au carnage perpétré par le commando israélien sur les passagers de la flottille humanitaire pour Gaza– on serait tenté de se dire que le recours au passé est le seul baume qui vaille. La lecture du magistral «Alias Caracalla» (Gallimard), paru il y a quelques mois déjà, est plus qu'une consolation, une leçon d'histoire en action, un témoignage unique mêlant l'épopée à l'intime, le romanesque (il faut bien employer le mot) au quotidien ordinaire des actions clandestines. C'est le journal de bord reconstitué par le résistant Daniel Cordier devenu le bras droit de Jean Moulin au sein de l'armée des ombres. «Ces années, écrit-il, je les raconte telles que je les ai vécues, dans l'ignorance du lendemain et la solitude de l'exil.»
Fouillant dans ses souvenirs, il reconstitue le fil de son destin personnel, revisite son histoire: le parcours d'un garçon d'extrême droite qui, sous l'étreinte des circonstances, devient un homme de gauche. Formé à Londres dans les unités combattantes qui ont rejoint De Gaulle, il sera parachuté du côté de Montluçon. Sa première rencontre avec Jean Moulin, l'ex-préfet de Chartres, dont il va devenir le secrétaire, a lieu au Garet, un bouchon lyonnais devant un plat de saucisses aux lentilles. Il ignore bien sûr l'identité de celui qui a pour nom de code «Rex», et ne l'apprendra qu'après son arrestation le 21 juin 1943. Entre-temps, il l'aura imaginé homme politique de la IIIe République, général, syndicaliste, voire artiste-peintre.
Le portrait ému et vibrant de son «patron» qu'il trace au fil des jours en quelque 900 pages est proprement saisissant: homme d'action obsédé par l'efficacité et totalement habité par sa mission politique (l'unification des mouvements de résistance, tâche écrasante). Mais aussi être « ensible et délicat», féru de culture historique, amateur d'art passionné et lecteur de poésie que les circonstances ont forgé en président du Conseil de la Résistance. La fascination et l'amitié éperdue pour ce héros du quotidien passent sous la plume (tendue et élégante) de celui qui va si bien le seconder dans ses missions périlleuses: liaisons radio avec Londres, courriers, transport d'armes et d'argent... Un souffle d'épopée traverse ce récit à la première personne, aussi passionnant et crucial que le plus singulier des suspens historiques.
Diffusé la semaine passée sur France 5, le documentaire de Régis Debray et Bernard George (1) constitue le meilleur prolongement qui soit au livre de Cordier, galeriste fameux, aujourd'hui nonagénaire. On l'y voit de retour sur les différents lieux de son engagement de Français libre, rues, squares, cafés, appartements clandestins. Toute une topographie mémorielle. On y entend sa voix «éternellement résistante». Grand réconfort, superbe leçon en ces temps amers et médiocres. «Parce que c'était lui, parce que c'était moi...»
Chronique parue dans la «Charente Libre» le 5 juin.
(1) « Daniel Cordier, la Résistance comme un roman ».