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Billet de blog 8 février 2010

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Je me souviens de Wannsee

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Une belle villa à étages dans un grand parc au bord d'un lac de la périphérie berlinoise, le Wannsee. C'est dans ce cadre idyllique, le 20 janvier 1942, sous un ciel limpide et un froid sec, que se sont réunis les quatorze plus hauts dignitaires du 3e Reich, convoqués par le général SS Reinhard Heydrich, flanqué de son fidèle Adolf Eichmann. Réunion secrète où sera décidée la « solution finale », et seront adoptées, point par point, sa planification et les modalités de son exécution : comment exterminer les juifs d'Europe.

C'était la semaine dernière sur Arte, dans un téléfilm anglo-américain qui a remporté des tas de prix un peu partout, Emmy Awards et Golden Globe : « la Conspiration », de Frank Pierson. Nous voyons d'abord arriver un à un les « conspirateurs », civils et militaires, technocrates de la mort en masse, frais rasés et cheveux courts. La force de cette fiction historique, c'est de faire entendre, si l'on ose dire, le nazisme dans le texte. Puisque les propos tenus ici ont été repris du procès verbal de la réunion dont un seul exemplaire sera retrouvé après la guerre, les participants ayant été sommés de le détruire.

Sous la férule de Heydrich (l'acteur Kenneth Branagh, glaçant), tout sera réglé en deux heures d'horloge, au cours du déjeuner. Les propos échangés sont d'autant plus atroces qu'ils cherchent à banaliser l'indicible en termes de rendement et d'efficacité. On pourrait croire à une rencontre d'hommes d'affaires ou de capitaines d'industrie élaborant une stratégie commerciale, statistiques à l'appui. Mais c'est d'extermination qu'il est question au salon, et des méthodes pour y parvenir. L'annonce de la mise au point d'un gaz mortel est accueillie avec enthousiasme par les convives. Grâce au gaz, les « parasites » seront « éliminés » à raison de 2500 par heure, 24 heures sur 24, soit 60 000 par jour... Plusieurs des metteurs en scène de l'Holocauste, présents ce jour-là, échapperont, « faute de preuves », au châtiment...

Il y a dix ans, lors de la Berlinade des films où j'étais juré, le Wannsee qui avait servi de décor à la besogne abjecte, la négation de l'homme par l'homme, m'était apparu comme l'écrin parfait de l'âme romantique allemande, sous ses grands arbres. En 1929, un groupe de jeunes gens entreprenants (dont Billy Wilder, les frères Siodmak et Fred Zinnemann, futurs metteurs en scène à Hollywood) y avaient situé en partie l'action de leur film expérimental « les Hommes le dimanche ». Notre accompagnateur m'avait repris sur le terme de solution finale que j'avais employé, et qui n'était pas, selon lui, politiquement correct. J'ai oublié sa périphrase pour le dire. Je rétorquais, avant de lui tourner le dos, qu'avoir peur des mots était le début de l'oubli et le déni de la barbarie.

Les bords riants du Wannsee, je les retrouve dans l'expo que le Musée Marmottan consacre aux expressionnistes allemands du début du XXe siècle, Kirchner, Macke, Otto Dix ou George Grosz. Tout semble si paisible, la menace n'en est pas moins là. « Le sommeil de la raison engendre les monstres », disait en son temps Goya, autre peintre essentiel. Phrase à méditer.

Paru dans la « Charente Libre », le samedi 6 février.

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