Rappel en fanfare de la figure éminemment morale de Georges Boris (1888-1960), celui à qui la bio de Jean-Louis Crémieux-Brilhac tout juste parue rend enfin justice.
Georges Boris, trente ans d'influence (chez Gallimard) est comme tous les grands témoignages historiques, une leçon pour le présent. On y mesure, page après page, le rôle déterminant de cet « homme bénéfique » dans la vie politique de la France à des moments clés de son Histoire, des années 30 aux années 60. Juif agnostique « né à gauche » et « exceptionnellement doué », Boris lance dans l'entre-deux-guerres un hebdo bien nommé, la Lumière, dont les convictions socialistes anti-colonialistes et anti-munichoises tranchent singulièrement avec la veulerie et la vénalité d'une presse soumise aux « puissances d'argent ». En 1939, il y pointe le danger mortel qui est à nos portes : « Nous savons que ne pas résister à l'agresseur, c'est, de chute en chute, tomber dans la servitude. »
Auparavant, Boris, bête noire des abjectes feuilles d'extrême droite, aura été le chef de cabinet de Léon Blum durant son bref retour aux affaires en 1938, puis aux côtés de Mendès-France au ministère des Finances. Il a 50 ans quand il rejoint le général De Gaulle à Londres, après avoir vécu le désastre de Dunkerque. Ce sont sans doute les pages les plus saisissantes du livre de Crémieux-Brilhac, acteur lui aussi de l'épopée d'une France libre aux rangs clairsemés en ses débuts. Derrière la légende dorée, c'est une vision de l'intérieur qui nous est contée, celle d'un microcosme « peu démocrate », l'entourage du général comptant bon nombre d'officiers nationalistes et antisémites.
Au milieu de la cacophonie, de la lutte de clans, des crises et des rivalités, Boris, directeur général des services de l'Intérieur, demeure « invariablement solide et de sage conseil », tendu dans sa volonté de « convertir De Gaulle au socialisme », et de lui rallier Blum, rude besogne. C'est encore lui, conseiller politique écouté, qui fera annoncer prématurément la libération de Paris sur les ondes de la BBC pour forcer la main aux Américains, et qui, plus tard, éminence grise de Mendès-France aux Finances, établira un programme de rigueur et de planification, hélas sans lendemain, le général ayant choisi la facilité et préféré, comme on sait, Pleven et Monnet à Mendès.
En 1954, Boris, toujours en parfaite symbiose intellectuelle avec Mendès, nouveau président du Conseil, devient l'alter ego de cet « artiste de l'action », comme il dit, son premier conseiller pendant les neuf mois de son passage au pouvoir, seule embellie d'une 4e République pourrissante et veule qui se vautre dans ses expéditions coloniales et ses sales combines.
« Est-ce que vous mesurez ce que je viens de perdre ? demandera Mendès après la mort de Boris en août 1960. Non, vous ne pouvez pas. Il était la moitié de moi, la moitié, entendez-vous ? »
On referme ce livre comme un roman dont le héros nous est devenu proche et qu'on admire pour ce qu'il a fait de sa vie. Ce conseiller de l'ombre, si lucide et si discret, fut un homme de lumière. Sa leçon vaut aujourd'hui comme hier.