Cette semaine, c'est un film, tel une hirondelle revenue d'un long périple, qui nous apporte sa chaleur et son réconfort, nous lave le regard de toute la saloperie d'un monde en convulsions : de Tripoli à Abidjan, partout où de sanglants pantins (peut-être shakespeariens ?) se terrent dans leurs bunkers, prêts à entraîner leurs peuples au tombeau. Mais aussi à Paris où maître Sarko et son valet Guéant jouent avec les allumettes de l'exclusion et de la stigmatisation, de petites phrases en petites phrases, jusqu'à la nausée.
Ce film s'appelle « Pina », du nom de l'immense chorégraphe allemande Pina Bausch, disparue brutalement durant l'été 2009. Il est l'œuvre de son compatriote Wim Wenders, le cinéaste saute-frontière et passe-muraille, celui que nous avons tant aimé, d' « Au fil du temps » à « Paris, Texas », et de « l'Ami américain » aux « Ailes du désir », avant de le perdre un peu de vue (1).
Son documentaire en 3D sur (et pour) ladite Pina semble en effet porté de bout en bout sur... les ailes du désir. Il est en effet d'une beauté et d'une intensité sidérantes, bouleversant hymne à la vie et à la création, au mouvement de la vie et à la liberté de la création. Commencé avec Pina Bausch, son amie de vingt ans, il s'est poursuivi sans elle, mais avec sa troupe du Tanztheater de Wuppertal, via la captation en trois dimensions de quatre de ses spectacles : « le Sacre du printemps » « Café Müller », « Vollmond » et « Kontakthof ». Des extraits de ces œuvres désormais mythiques sont ici entrecoupés par les commentaires des danseurs eux-mêmes, filmés en gros plan et en voix off pour traduire la relation que chacun d'entre eux entretenait avec la « patronne », pour exprimer leur amour et cette façon unique dont elle les encourageait à aller au bout d'eux-mêmes et au-delà de leurs limites. Tous, comme orphelins, mais désireux de poursuivre son travail, « puisque Pina vit en chacun de nous », ainsi que le dit une des danseuses.
Ce que nous voyons sur l'écran en relief - l'effet est saisissant - ce sont des moments de légèreté et de grâce absolue. On passe de la scène du théâtre aux rues de Wuppertal ou à son étrange train suspendu et à la campagne environnante. C'est la vie en mouvement d'une petite communauté utopique que chorégraphiait la prêtresse des corps dans l'espace. Nous nous reconnaissons dans ces corps qui tombent et s'étiolent, se relèvent, se libèrent, dans ces corps qui souffrent, ces corps qui désirent et s'étreignent dans un mélange de fragilité et de force, de fièvre et d'apaisement.
Au début et à la fin, toute la troupe s'avance en file indienne dans une friche industrielle, bras levés en corolles, s'appropriant la sublime musique du « West End Blues » de Louis Armstrong, enregistrement de 1928. On tremble de bonheur, soudain plus léger, devant ces « danseurs somnambules qui à eux seuls représentent l'humanité tout entière ». Heureux fantômes d'un film magique.
Michel BOUJUT
(1) J'avoue être fier d'avoir écrit dès 1982 un livre sur W. W. ( chez Edilig, défunte maison d'édition de la Ligue de l'enseignement). Puis d'avoir produit avec mes complices de Cinéma Cinémas deux de ses courts-métrages à la première personne : « Lettre de New York » et « Chambre 666 ».