Chaque jour, via «le Monde», WikiLeaks nous apporte sa moisson de révélations sur les rapports secrets du département d'Etat américain, déclenchant un vent de panique à Washington et autres lieux de pouvoir, provoquant l'ire de certains, à droite comme à gauche, sous couvert de déontologie, en réjouissant d'autres, au nom de la transparence. Deux camps irréconciliables au-delà des clivages habituels. Dans les médias comme sur le net, le débat fait rage. Ma chronique de la semaine dernière m'a valu une avalanche de commentaires d'internautes. La plupart n'ont retenu que ma petite phrase sur l'admirable et intouchable Elisabeth Roudinesco dont je moquais l'anathème lancé contre l'activité de WikiLeaks, me permettant une formule à l'emporte-pièce, bien anodine au demeurant: «dame pipi du temple freudien».
Blasphème insupportable aux yeux de certains (les dévots et donneurs de leçon de la psychanalyse dont on connaît l'irritabilité) et preuve de ma bassesse. Volée de bois vert de ces furieux: je serais au choix ordurier, idiot, obscène, misogyne, sexiste, populiste (de la plus basse espèce)... D'autres m'approuvent, en nombre égal, me félicitent et m'encouragent. Tout ça pour ça: dame pipi! J'ai le souvenir d'un court métrage d'Alain Cavalier, cinéaste que j'admire et que j'aime, sur une dame pipi parisienne. Portrait émouvant d'une prolétaire d'une grande dignité. Si je comprends bien, c'est l'ironie, c'est l'humour que mettent ici en cause ceux qui m'accusent de toutes les turpitudes intellectuelles. Autrement dit: touche pas à ma psy!
Tout à point, c'est un petit polar d'anticipation des années 60 qui vient éclairer à sa façon les relations entre le pouvoir et l'information, bien avant l'invention d'Internet. «Meurtre au 31è étage», du Suédois Per Wahlöö –aujourd'hui réédité dans la collection Rivages/Noir– est la description paranoïde et cauchemardesque d'un pays où un seul et unique groupe de presse contrôle désormais l'information délivrée aux citoyens. Nous sommes dans la capitale d'un Etat nordique où une «grande coalition» dite l'Entente a pris le pouvoir, imposant une stricte normalisation» dans tous les domaines. Entreprise d'infantilisation sur une grande échelle, censure de tout esprit critique et de toute pensée libre, effacement de la lutte des classes. Cette dictature soft (qui ressemble à celle de «Fahrenheit 451») a pour ambition affichée l'émergence d'une société apaisée et sans conflit où, comme il est dit, «tout doit être rentable». Restent cependant trois ombres au tableau: l'alcoolisme, le taux des suicides et la chute de la natalité.
Le groupe de presse, au siège duquel le commissaire Jensen enquête à la suite d'une mystérieuse alerte à la bombe, édite quelque 144 titres, quotidiens et magazines people d'un tirage total de plus de vingt et un million d'exemplaires. Tous voués à l'insignifiance et au décervelage. «Dans chaque foyer de ce pays, explique le patron du groupe, des gens attendent leurs journaux. Cela vaut pour tout le monde, des princesses aux femmes de bûcherons, des hommes et des femmes occupant les postes les plus importants de la société aux opprimés et aux marginaux, s'il y en avait: tout le monde. Sans oublier les enfants.» Funeste conséquence, selon un vieux journaliste qui noie sa honte dans l'alcool: «La mort de toute vie intellectuelle, la plus lente mort par garrot du monde.» L'art et la pensée bannis une fois pour toutes. Lobotomisation sociale.
Le livre de Per Wahlöö refermé, on a grand besoin d'un antidote. Je l'ai trouvé pour ma part dans un film dont le titre se détache en lettres rouges sur l'affiche: «TOSCAN». Un portrait posthume de Daniel Toscan du Plantier, producteur mythique et flamboyant, homme de lumière pour qui les grands maîtres (Bergman, Kurosawa, Fellini, Truffaut, Pialat) étaient des «bienfaiteurs de l'humanité», et le cinéma «une quête de vérité et d'éternité».
Michel BOUJUT