C'est un album de famille - et quelle famille ! La figure centrale n'en est autre que celui qui lançait crânement du haut de sa jeunesse mordante le fameux «Familles, je vous hais!» Oui, André Gide, «l'immoraliste», tel qu'il apparaît sur les photos réunies par sa fille Catherine, et commentées par elle et par Jean-Pierre Prévost. André Gide/un album de famille (Gallimard) s'ouvre à l'aube du 20ème siècle, au moment où l'écrivain fait la connaissance de Maria Van Rysselberghe, «la petite dame», qui deviendra sa confidente, et de Théo son mari peintre néo-impressionniste. Des liens très forts et durables vont se tisser entre eux. Elisabeth, leur fille, a 9 ans quand elle rencontre Gide pour la première fois. Ce «nouveau monsieur» avec cape noire et chapeau l'attire singulièrement. «Dommage que tu ne sois plus un petit garçon», lui dit-elle. «Ma petite fille, on ne m'avait jamais rien dit de plus gentil», lui répond-il.
Marié à sa cousine Madeleine, Gide, qui n'a «de vrais désirs que pour les jeunes garçons», va passer désormais beaucoup de temps avec les Van Rysselberghe: dans leur villa du Lavandou ou au cours de voyages à Weimar, Jersey, Rome ou Florence. Elisabeth qui grandit est de plus en plus subjuguée par le grand homme. Elle part vivre dans une bastide du Var au milieu des vignes et des orangers où viennent la rejoindre Gide et son jeune amant Marc Allégret. Une idylle se noue entre Marc et Elisabeth. Mais c'est de Gide qu'elle tombe enceinte. «Elisabeth est comme soulevée par un extraordinaire bonheur, note Maria, sa mère, et nous nous sentons tous rapprochés par une même émotion. Gide est à la fois ivre et décontenancé.» La petite Catherine, leur fille, n'apprendra qu'à l'âge de 13 ans, en 1936, le secret de sa naissance... Entre temps, Gide a rencontré l'écrivain communiste et dandy opiomane Pierre Herbart, «un être irrésistible qui a tout le charme de l'enfer». Il en fait son secrétaire et le présente à Elisabeth qui en tombe amoureuse et l'épouse au Lavandou. C'est Herbart, par parenthèse, qui entraînera son «boss» dans le fameux voyage en URSS, si déterminant pour Gide comme pour ses lecteurs.
A feuilleter la guirlande des photos, on pourrait croire à un film de Truffaut (au hasard Jules et Jim?) dans le chassé-croisé si romanesque de nos dilettantes transgresseurs. Tous, d'un lieu aimé à l'autre, ils sont là pour toujours dans l'album des fleurs séchées du souvenir, comme une promesse de bonheur sous la lumière du Midi. Tandis qu'en creux l'œuvre immense d'André Gide s'accomplit au fil des années. L'album refermé, on en garde longtemps l'imprégnation.
Devant les images en boucle des 33 mineurs chiliens ramenés au monde des vivants, et devenus working class heroes (ou people médiatiques), c'est encore le souvenir d'un film qui s'impose: le Gouffre aux chimères (1951) de Billy Wilder, parabole féroce dans laquelle un journaliste sans scrupule (Kirk Douglas) organisait un show médiatique autour du sauvetage d'un mineur au Nouveau-Mexique. A revoir d'urgence.
Michel BOUJUT
PS. Un petit air de famille, film de Jean-Pierre Prévost, accompagne et prolonge utilement l'album Gide.
Chronique parue dans la « Charente Libre » du 16 octobre.