Une photo me poursuit, je l'ai beaucoup scrutée et digressé sur elle. J'ai même écrit un livre pour en avoir le cœur net. Il s'appelle « le Jeune homme en colère », il a paru en 1998 chez Arléa et a été ensuite réédité en poche. La photo sur la couverture est celle d'un jeune paysan charentais en salopette dont le regard noir transperce celui qui la regarde. Electrochoc. Il est debout devant le portail en bois de la cour de ferme où il a grandi, à Gondeville, Charente, un village qu'un pont sur le fleuve sépare de la ville de Jarnac où je suis né. C'est un photographe américain de passage pendant l'été 1951 qui lui a tiré le portrait.
Paul Strand est un des maîtres de l'art photographique, à l'égal des plus grands de sa génération, les Walker Evans, Edward Weston ou Dorothea Lange. Il était à la recherche du « village idéal », celui où il pourrait incarner sa quête d'humanité authentique. Communiste victime de la chasse aux sorcières qui fait rage dans son pays, Strand est arrivé en France où il retrouve son ami Claude Roy. L'écrivain passe une partie de ses vacances à Gondeville, dans la maison de ses parents. C'est là qu'il va accueillir Paul Strand qu'il a connu à New York. Pendant son bref séjour, celui-ci se promène sur les chemins du village, son lourd Graflex à chambre et son trépied en bois sur l'épaule, et prend en photo les paysans du lieu. Claude Roy l'accompagne. C'est la dignité des visages qui frappent, et parmi eux, le visage d'un garçon de 17 ans aux cheveux raides et aux yeux de braise, celui que je n'aurais de cesse de retrouver. Et que je finirai par rencontrer, à presque cinquante ans de distance.
C'est avec un peu d'agacement que je la retrouve, cette photo que je m'étais appropriée. Comme si j'en étais dépossédé, la voilà sur la couverture du nouveau roman de Philippe Besson, Charentais lui aussi, « Retour parmi les hommes » (Julliard), la triste histoire d'amour et de fantômes vécue dans le déchirement par un certain Vincent né au début du 20ème siècle qui pleure la mort de l'être aimé, fauché par la guerre, et trouve en Marcel Proust un mentor. Comment et pourquoi la photo de Paul Strand a-t-elle atterri là ? Se posant comme un cheveu sur la soupe. Car le jeune homme du photographe n'a strictement rien à voir avec celui du romancier: ni par l'époque, ni par l'appartenance sociale, ni par le look. Détournement d'une image, l'icône réduite à une tête de gondole.
Une photo de Robert Doisneau, jadis, connut pareille mésaventure. Un homme mûr, accoudé au zinc d'un bistrot parisien, parle avec une jeune fille aux yeux baissés. Reproduit par différents supports de presse, le cliché servira aussi bien à dénoncer les ravages de l'alcoolisme que le harcèlement sexuel ! « L'intéressé », professeur de dessin à l'école des Beaux-arts, morfla gravement pour cet « usage abusif » de sa bobine. Raillé par ses collègues, maudit par son épouse, il perdit le procès intenté à un journal à scandales.
Photos-miroir, photos-tiroir.
Paru dans la « Charente Libre » du 19 février.