Interdite de JT comme lors des manifs précédentes, elle était toujours là, dans l'imposant défilé de mardi dernier, altière et résolue sous le masque de la tragédie grecque. Qui ? L'effigie de la Justice, toute de blanc vêtue, avec son glaive et sa balance, portée (et emportée) par les membres de la troupe du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. Elle flottait au-dessus des rues, illuminait le cortège, grande marionnette montée sur des échasses, symbolisant tout à la fois la soif de justice et de fraternité, le courage civique, la beauté insoumise et l'esprit de poésie. Saisissante allégorie en action. Elle s'arrêtait aux carrefours, protectrice et intercesseuse, subissait l'attaque brutale de noirs corbeaux prêts à la déchiqueter, vacillait sous l'outrage, se débattait et leur échappait enfin, se redressant fièrement et repartant de plus belle, telle la Liberté guidant le peuple et l'entraînant sur des musiques puissantes.
Et le peuple, en effet, se pressait derrière elle, surpris et conquis, un peu groggy, tapant dans ses mains en cadence, relevant la tête, le cœur battant. Ariane la magicienne citoyenne était à la manœuvre, mimant les mouvements de la mise en scène, insufflant son énergie aux porteurs et aux manifestants, sous les yeux ébahis de CRS en grumeaux. Un souffle passait, venu de loin, qui d'un coup nous lavait des souillures sarkoziennes, des mensonges et du mépris. Loin de la Cartoucherie, le fil d'Ariane était bien tendu, s'appropriant le théâtre de rue et donnant la parole aux grands anciens par citations ciselées sur les banderoles. De Shakespeare: «A présent des révoltes incessantes lui reprochent ses parjures... Il sent son titre qui pend flasque sur lui. Comme la robe d'un géant sur un faussaire nain.» Du même: «Les frelons ne sucent pas le sang des aigles, mais pillent les ruches des abeilles.» De Benjamin Constant: «Que l'autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d'être heureux.» De Jean-Jacques Rousseau: «On a tout avec de l'argent, hormis des mœurs et des citoyens.» Ou, encore signée «le peuple» une interrogation ironique: «Elle est bientôt finie, cette nuit du Fouquet's?»
Qu'écrivait Roland Barthes en 1957 dans ses précieuses Mythologies (aujourd'hui superbement rééditées par le Seuil sous la forme d'un grand album illustré) ? «Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale: c'est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d'une grève récente certains lecteurs du Figaro... (Pour eux) faire grève, c'est se moquer du monde, c'est-à-dire attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique qu'est le bon sens.»
Parole de défricheur.
Chronique à paraître dans la « Charente Libre » samedi 23 octobre