Tout commence par une image, tout tourne autour de cette image, inlassablement et jusqu'à l'effroi. «Anatomie d'un instant», de l'Espagnol Javier Cercas (Actes Sud), grand livre obsessionnel et vertigineux, dissèque et décortique le coup d'Etat avorté du 23 février 1981 en Espagne. Il est 18h23 ce lundi-là lorsque le lieutenant-colonel de la garde civile Antonio Tejero et ses hommes en armes pénètrent dans l'hémicycle du Congrès des députés, réunis pour le débat d'investiture du nouveau chef du gouvernement qui doit succéder à Adolfo Suarez, l'homme qui a «construit les fondements d'une démocratie avec les matériaux d'une dictature», ainsi que l'écrit Cercas. «Que personne ne bouge, tout le monde à terre», aboie l'officier moustachu à bicorne, en brandissant son pistolet sur les députés qui plongent sous leurs fauteuils. C'est la scène initiale du livre, construit en cercles concentriques à partir de l'événement, celle qui l'éclaire d'une lumière irréelle.
Alors que les balles se mettent à siffler dans l'hémicycle pour terroriser députés et huissiers, seuls trois hommes restent courageusement assis à leur poste: Adolfo Suarez, «statuaire et spectral dans un désert de sièges vides», image même de la solitude politique. N'est-il pas devenu, après cinq années de pouvoir, la bête noire de la droite et des nostalgiques de l'affreux petit caudillo bedonnant. Suarez, il est vrai, a surpris tout le monde. Elevé dans un national-catholicisme aux relents de caserne, ce pur produit du franquisme a prospéré «en courbant l'échine à force de révérences». Opportuniste, réactionnaire, bigot et matois, il va se métamorphoser, après sa nomination par le roi, en parangon de la démocratie. Il enterre sans coup férir tout l'appareil législatif du régime dictatorial et légalise le parti communiste. Trajectoire proprement inimaginable de celui que l'auteur décrit comme «le pur homme politique». Deux autres figures ont gardé leur sang-froid, en cet instant crucial où l'Espagne est bien près de basculer de nouveau dans le cauchemar. Le premier n'est autre que le vice-président du gouvernement sortant -le général Gutiérrez Mellado, jadis tout dévoué à Franco, aujourd'hui loyal défenseur de la légalité démocratique, qui s'est dressé sans crainte face aux putschistes. Le second, Santiago Carrillo, secrétaire général du PCE converti depuis peu à l'euro-communisme, qui est resté assis et fume tranquillement avec un air de défi, face aux hommes de Tejero. Pour Javier Cercas, qui ne cache pas son admiration, tous trois sont, comme il les nomme paradoxalement, les «héros de la trahison», entendez ceux qui ont eu le courage de trahir leurs idéaux de jeunesse pour mieux servir leur pays renaissant. Le franquisme pour Suarez et Mellado, le léninisme pour Carrillo.
L'auteur d'«Anatomie d'un instant» démêle l'un après l'autre tous les fils du complot, tous ces infimes détails à quoi tiennent les grands événements. Il nous prend à témoin de ses investigations, s'interroge sur le matériau ainsi réuni, pointant la responsabilité d'un «quarteron de généraux félons», organisateurs du putsch au plus haut échelon, jusque dans les antichambres du roi au palais de la Zarzuella.
Essai, chronique, enquête, tranche d'histoire, ce livre saisissant est aussi l' œuvre littéraire d'un romancier qui renonce aux armes de la fiction pour autopsier la vérité historique. Fascinante et troublante spirale.
A lire : «les Soldats de Salamine» du même auteur (Babel), magistral roman-document à la recherche d'un écrivain phalangiste.Chronique parue dans la «Charente Libre» du 20 novembre.