Un mot me fâche. Je le retrouve un peu partout dans les commentaires des médias sur l'impensable révolution en marche du peuple tunisien, ce miracle auquel on veut croire. Ce mot choquant, c'est «contagion»: la crainte, comme ils disent tous en chœur, d'une contagion dans le monde arabe, Maroc, Algérie, Lybie, Egypte, Jordanie, Syrie dont les dirigeants tremblent aujourd'hui sur leurs trônes. L'aspiration de tous les peuples asservis à relever la tête et à briser leurs chaînes serait donc une maladie contagieuse, à en croire nos brillants épidémiologistes? Ce qui se passe en Tunisie n'est que le signe annonciateur, tant attendu, d'un printemps démocratique. Enjeu formidable qui rend d'autant plus pitoyables et honteuses les palinodies de notre gouvernement de pantins. Le suspense ainsi enclenché n'en est qu'à ses prémisses.
A propos de suspense, et passant du coq à l'âne, je termine un livre passionnant sur le maître du genre: «Alfred Hitchcock, une vie d'ombres et de lumière», de Patrick McGilligan (1). Cette nouvelle biographie monumentale à laquelle ne manque pas un bouton de guêtre donne une furieuse envie de revoir les uns après les autres les films, tous les films réalisés par l'oncle Alfred entre 1926 et 1976, au nombre de cinquante-trois très exactement. Salué dès l'âge de 26 ans, après ses deux premiers films (muets) comme «le jeune prodige du cinéma anglais», le fils de l'épicier de Londres connaîtra des hauts et des bas dans l'industrie du cinéma. Désigné par l'association des critiques new-yorkais comme meilleur réalisateur de 1938 pour «Une Femme disparaît», il ne résiste pas longtemps aux sirènes des grands studios californiens. Moins d'un an plus tard, le voilà qui débarque à Hollywood avec Alma, son épouse et collaboratrice, et sa fille Pat, répondant aux sollicitations pressantes du tout-puissant et tyrannique David O'Selznick. La suite, comme on dit, appartient à l'Histoire. Le mérite de son biographe est d'éclairer, jusque dans les moindres détails, la genèse et la conception de chacun de ses films, les étapes de sa carrière comme les aléas de sa vie privée en Amérique. Cela fourmille d'anecdotes sur le comportement de l'homme et du cinéaste –un farceur qui aime les histoires salaces et les plaisanteries outrées, un passionné de jardinage, un «stout fellow» (un gros) qui s'endort sur son plateau et se rêve «mince comme un fil», s'identifiant à son alter ego Cary Grant. La nature de ses relations avec les actrices ne cesse de surprendre : Ingrid Bergman, son âme-sœur, Grace Kelly, blonde parfaite, incarnation de ses fantasmes, Kim Novak qu'il regrette d'avoir choisie dans le pourtant sublime «Vertigo», Janet Leigh qu'il apprécie mais qu'il fait périr sous la douche de «Psycho», ou encore Tippi Hedren à qui il adresse des «propositions indécentes» et qui le traite de vieux dégueulasse !...
Peu à peu, le portrait qui se dégage fait apparaître la figure d'un homme affectueux et sociable, frustré et complexé (ancien élève des jésuites, tout comme Bunuel qu'il admirait). Travailleur acharné, perfectionniste et plus encore obsessionnel, souvent en délicatesse avec ses scénaristes, en guerre contre la bêtise des censeurs et le conformisme du système, et devant défendre bec et ongles ses contrats face à des producteurs chafouins. Lui, qui accordait plus d'importance aux recettes générées par ses films qu'aux critiques écrites sur eux, s'étonnait fort des intentions que lui prêtaient certains de ses admirateurs français, comme Truffaut, Rohmer ou Chabrol. «Je me demande parfois, disait-il avec un clin d'oeil, si c'est bien de moi qu'ils parlent!» A la fin de sa vie, il s'entichera surtout des films de Godard et d'Antonioni, enviant «ces réalisateurs qui ont un siècle d'avance sur nous», alors que lui-même, croulant sous les honneurs (bien que jamais oscarisé), se plaignait amèrement d'être comme «un oiseau dans une cage dorée».
«Après tout, ce n'est qu'un film!» avait-il coutume de dire aux empêcheurs de tourner en rond. N'en pensant pas un mot, bien sûr. Hitchcockerie d'un Hitchcoquin.
(1) Institut Lumière/Actes Sud, 1125 pages, 32 euros.