Mardi dernier, vous avec peut-être suivi comme moi Ce soir (ou jamais !), le magazine de Frédéric Taddeï. L'un de ses invités, Emmanuel Todd, dont on connaît et reconnaît l'acuité de pensée, dénonçait sans précaution inutile «le machin aujourd'hui à la tête de l'Etat». Bon sang ne saurait mentir: le politologue engagé est le petit-fils de Paul Nizan, trouble-fête lui aussi, grand intellectuel marxiste, auteur de «Aden Arabie» et des «Chiens de garde», pamphlets enflammés, mort à la guerre en juin 40, en rupture de parti pour cause de pacte germano-soviétique.
Sur le plateau de France 3, réaction immédiate de Taddéï ouvrant son parapluie: «N'exagérez pas, je vous rappelle qu'on est quand même sur le service public!» Curieuse remarque, n'est-ce pas, comme si le fait de s'exprimer sur ledit service public interdisait toute formulation un peu vive. Et l'inéluctable Jacques Attali, ancien sherpa élyséen sous Mitterrand, autre invité de l'émission, de jouer les vierges effarouchées: «Vous parlez du président de la République, il y a des limites quand même...»
Ah ! ce redoutable quand même, locution adverbiale, quel usage n'en fait-on pas du côté des faux-culs et des mous du genou? Il est la traduction d'une pensée molle, l'expression d'une fausse sagesse bannissant tout écart de langage. Il sous-entend qu'il faut rester raisonnable, dans les limites de la bienséance et du politiquement correct.
Jeudi entre Bastille et Denfert-Rochereau, ce n'était pas la Lune que réclamaient les centaines de milliers de manifestants en marche contre le projet de réforme et contre le «machin» qui en est le gribouille impatient et impavide. Pas la Lune, seulement la justice et la dignité. Un rare «moment fraternité», selon la formule de Régis Debray, quelque chose qui «ne se décrète pas, mais s'éprouve». Un peuple qui relève la tête, ça n'est pas, bien sûr, du goût de tout le monde. Sur le pont Sully, un quidam énervé prenait ses voisins à témoin: «Vous n'allez pas me dire, quand même, que tous ces gens savent pourquoi ils manifestent!» Trop cons pour ça, bien sûr... Du côté de l'Elysée Palace, guerre des chiffres oblige, on comptait moins de monde dans la rue que le 7 septembre. Vu du Château, le nombre des manifestants était en «baisse sensible», amorce d'une «décélération», selon l'exécrable Woerth, parfaite figure de l'arrogance et du cynisme.
Quand même, faut-il que ce pouvoir de zombis fébriles soit sourd et aveugle pour ne pas voir et ne pas entendre ce qui monte des profondeurs, et de façon chaque fois plus évidente et plus déterminée. Ariane Mnouchkine était là avec la troupe du Théâtre du Soleil. Eclatant symbole de la fusion de l'art et de la vie. Vous n'allez pas imaginer que toutes ces voix vont se taire ? Non mais, quand même !
Chronique à paraître dans la Charente Libre du samedi 25 septembre.