Calais, les migrants et nous autres. La tragédie toujours met à l'épreuve notre intelligence, notre mémoire, notre morale, elle frappe de stupeur notre état d'esprit, elle sollicite pensée, actes et paroles alors qu'elle leur rend la vie impossible. De 1936 à 1944, ici, en Occident, que fallait- il faire ? On me pardonnera ces dates, chacun aura rectifié : ici, en Occident, de l'été 1914 aux terribles jours que nous vivons, que fallait-il faire ? Que faut-il faire ? L'énigme réelle, vertigineuse : que pouvions- nous faire ? Que pouvons-nous faire ?
Trois réponses - depuis un siècle les trois mêmes - chacune enfermée dans sa sphère, dans sa logique, dans sa langue.
Tout d'abord, la Personne, vous, moi, la personne seule, unique et isolée, la personne affublée de tant de noms inutiles : citoyens, êtres humains, témoins, anonymes etc. jusqu'à ce mot sublime : "justes", ce mot qui sauve, qui nous absout de notre présence en enfer sur terre. Mais que peut faire un juste ? Presque rien. Sauver. il peut sauver, aimer, protéger, aider... Il peut tenir ouvert le goutte à goutte de la compassion. Rien de plus. Presque rien.
Ensuite, la Communauté, la famille, le groupe, le clan, les complices, l'association, le réseau. S'ils inventent de fraternelles réunions, déclarations, protestations, que peuvent-ils faire ? Rien. A peine plus que les personnes seules. Pourquoi seraient-ils, sont-ils impuissants ? Parce qu'en face d'eux, tout autour d'eux, parfois en eux, prospère l'innocence du crime, le silence sidéral des origines criminelles de nos sociétés. Pour qu'existe LA réponse, il faudrait une violence légère, joyeuse, une danse des révoltes, il faudrait la joie, il n'y a que notre désespoir.
Mais le Grand Réparateur existe, c'est l'Etat. Lui peut tout faire. Lui détient en ses mains le sort de chacun. Chacun de ceux qui vont mourir passent sous son pouce baissé ou levé. Comme au temps de l'occupation nazie, comme au temps des massacres dans les colonies, comme au temps des camps pour réfugiés républicains espagnols, comme au temps des chiens lâchés sur les Noirs américains, comme au temps des Arméniens puis des Cambodgiens puis des tutsis assassinés devant leurs enfants, leurs femmes, leurs parents, comme au temps des peuples déportés par Staline ou Mao, comme au temps des femmes brûlées vives en Inde, comme au temps des homosexuels lapidés partout, c'est à dire, comme hier, comme en mille lieux d'enfer, l'Etat dispose de la force absolue. L'Etat peut sauver. Il ne sauve pas, il condamne, il tue.
Comme de chacun des problèmes qui se poseront dorénavant sur la terre que nous habitons, aucune solution n'existera qui ne soit universelle. J'écris cette proposition alors même qu'un tourment inédit m'accable : suis-je sincèrement convaincu qu'une solution universelle à quelque problème que ce soit existe ? J'ai été l'habitant d'un monde crédule, encouragé à être naïf par les plus grands philosophes. J'ai vécu dans cet état d'esprit qui nous paraissait donner d'éternelles réponses à toutes les questions imaginables. Tout pouvait être interrogé puisqu'existait toujours LA réponse. Mais depuis ma jeunesse a grandi en moi le doute puis la répulsion envers cette dialectique et le désir d'inventer un autre royaume. J'ai acquis bientôt la certitude qu'aucun problème ne saurait être résolu, que c'était même cela la définition d'un problème et que nous devions nous efforcer de sortir du grand leurre dialectique. Pour ne donner ici qu'un seul exemple - à dessein, le plus spectaculaire : il n'existe pas de "solution" au conflit israëlo- palestinien. Il n'y a certes que de (justes) solutions, il en existe mille mais aucune n'est et ne sera jamais mise en place, le problème allant vers son pire...
Alors, que faire ? Que faire d'autre que penser chaque question ( politique) dans le seul souci de mieux définir l'impossible en elle - la zone de non- réponse ? Le problème des migrants n'aura plus jamais de réponse satisfaisante au sens où cela fut jusqu'à aujourd'hui entendu, c'est à dire des traités, des dispositions, des accords, des compromis, une stabilisation, en un mot : le passage à la suite, le passage (historique) à l'étape suivante.
Que faire ? Pour chacune de nos personnes, isolées, éperdument anxieuses à l'idée d'agir mal ou de ne pas agir, aucune attitude ne nous épargnera le désespoir, ne nous éloignera de l'impuissance et de l'effroi que procure la culpabilité. Mais, sauverait-on des principes et surtout des vies, des existences affaiblies, il en sera toujours ainsi, ce n'est aprés tout que notre affaire en ce monde durant notre si bref passage : comment affronter l'impossible ? Comment être un juste ?
Que faire ? Pour la figure admissible de nos efforts ici c'est à dire pour la communauté, imaginer, inventer, littéralement fabriquer un désordre insensé, une myriade d'actions légères, joyeuses, une contre-vie qui affolle la si anormale vie normale, preuves à chaque minute reformulées qu'on joue partout et même sous les bombes, qu'on désire et crée partout et même à Calais.
Que faire ? Exiger des Etats, de ceux qui les dirigent...E xiger quoi ? L'Impossible, c'est à dire rien ou presque rien, trois fois rien... Cela suffira. A révéler leurs visages d'assassins, leur langue d'assassins, leurs fantasmes d'assassins.
L'Etat ne sauvera l'espèce humaine qu'à condition de devenir Etat universel. En cessant alors d'être Etat et assemblement d'Etats. En devenant simple communauté de personnes. En cessant de formuler des réponses. En devenant simple accord de pensées. Ce qui est juste, ce qui serait juste... Ce qui sera juste ?