Lettre ouverte à Monsieur le Président du Comité Consultatif National d’Éthique
Michel Canis (Professeur de Gynécologie Obstétrique CHU de Clermont-Ferrand)
Clermont Ferrand Le 15 Mars 2022
Monsieur le Président, l’hôpital public devient-il un lieu de maltraitance ordinaire ?
Quand notre société s’émeut de la financiarisation des établissements pour personnes âgées, au moment où nous acceptons peut-être de « voir » enfin ce que nous savons depuis longtemps.
Oui aujourd’hui, le comité consultatif national d’éthique que vous présidez doit venir en aide aux employés des hôpitaux publics. La gestion financiarisée de ces structures nous amène chaque jour à des choix impossibles qui peuvent conduire à la négligence, voire à la maltraitance. Ces mots sont graves. Je vous laisse qualifier quelques exemples de choix que nous portons chaque jour, conscients qu’ils sont synonymes de souffrance pour ceux qui sont du mauvais côté du choix.
Que dois faire l’infirmière de nuit d’un service de chirurgie, seule pour 22 malades dont une patiente en fin de vie, isolée loin de sa famille, qu’il faudrait accompagner. Douze des autres patients ont été opérés le jour même. Qui négliger, les opérés qu’il faut surveiller pour dépister une complication, tellement plus grave quand elle est prise en charge avec retard, ou celle qui vit sa dernière nuit, physiquement soulagée mais si seule face à la mort ! Comment accepter cette négligence contrainte comme le juste soin, si loin du soin qui fait la grandeur du métier de soignant, celui pour lequel on a choisi d’être là cette nuit …
Que dois faire cette équipe chirurgicale de gynécologie qui, à la fin du COVID va devoir, par manque d’anesthésistes, réduire son activité. Elle ne « rattrapera » pas le retard ». Au contraire, elle va encore faire des choix. Les urgences et les interruptions volontaires de grossesse seront assurées, les patientes atteintes d’un cancer opérées dans le mois qui suit le diagnostic, autant que possible. Mais parmi les autres, qui prioriser ? Les patientes infertiles dont l’âge avance qui voient chaque report éloigner leur rêve de famille ; celles qui voient s’évanouir leur chance de préserver leurs ovocytes, les patientes atteintes d’endométriose en arrêt de travail depuis des mois à cause de douleurs sévères, les patientes incontinentes urinaires qui espèrent une intervention qui effacerait l’odeur qui les « habille » et les isole. Ces souffrances ne sont pas vitales, alors qui prioriser ? Qu’est-ce que la vie qui se résume à une douleur, à des odeurs. Que reste-t-il de vie, quand on doit abandonner le rêve d’un enfant ? Nous savons la souffrance de celles que nous ne traitons pas mais comment trier, qui abandonner sans soin en reportant encore une fois l’intervention.
Que doit faire cette infirmière de gériatrie quand deux patients appellent. L’un un peu dément doit être accompagné aux toilettes, l’autre dont la douleur se réveille, réclame le changement d’une pompe à morphine, changement retardé par le malaise d’un troisième patient. Laisser le premier se souiller dans sa couche ou laisser l’autre souffrir, lui qui évoque la mort comme un soulagement quand les effets des morphiniques s’estompent ?
Ces choix inhérents à nos métiers, ne sont plus l’exception, ils deviennent la règle. Et nous pourrions multiplier les exemples. Alors nous ne savons plus faire ? Ces choix inavouables, le sentiment de participer à un système maltraitant conduit nombre d’entre nous à partir, à changer de métier en dépit des incitations financières… Dites-nous vite ! Nous suivrons vos avis avec soulagement. Si vous ne pouvez pas répondre merci de le dire aussi.
La gestion financiarisée des hôpitaux n’est finalement pas si loin de la gestion des EPHAD privés. Les restrictions financières conduisent à la maltraitance des plus faibles, que cette « rigueur » s’applique dans des établissements publics ou privés ne change rien à l’affaire. Nos compatriotes doivent le savoir.
Enfin une question pour nos directeurs d’hôpitaux, qui doivent choisir entre prévention du déficit et déficit des conditions du soin. Par règle, ils choisissent le déficit des conditions du soin. Ce choix difficile, ils le font confiants dans le dévouement de leurs équipes, qui réussissent toujours l’impossible. Mais dans ces situations, l’hôpital est une voiture dont on déconnecterait la moitié des freins pour raison d’économie. Le chauffeur roulerait doucement, anticiperait les ralentissements et tout irait bien sauf … Sauf, si un freinage d’urgence pour éviter un enfant qui court derrière un ballon…..
Oui ils savent. Dans ces conditions, leur hôpital est un système faillible et potentiellement mal traitant. Certains se cachent derrière les injonctions paradoxales de leurs autorités, mais tous souffrent. Tous croisent les doigts pour que personne ne pousse la porte pour dire la catastrophe qu’ils redoutent, qu’ils savent possible, quasi inéluctable. Le devoir de réserve leur impose le silence, mais ils ont besoin de votre aide.
Monsieur, je vous interpelle publiquement parce que chaque membre de notre communauté nationale a le droit et le devoir de savoir que derrière les murs des hôpitaux se cachent des choix impossibles, inavouables, aussi difficiles « à voir ou à entendre » que la misère des EPHAD. Monsieur le président, l’hôpital public ne doit pas devenir un univers de maltraitance ordinaire !