Quand les ingénieurs mécaniciens fabriquent un nouveau produit, ils vérifient qu’il soit propre à son usage, et aussi qu’il résiste aux contraintes qu’il sera susceptible d’endurer.
Par exemple, ils soumettent un câble à des tractions de plus en plus fortes, jusqu’à ce qu’il casse. On note la force qui l’a rompu, et on la compare aux forces qu’il subira en usage normal, et, surtout, en conditions très tendues. Et on le concevra avec une marge de sécurité pour qu’il résiste à un certain multiple de cette force exceptionnelle : deux fois, trois fois..., et à la répétition de ces événements, ainsi qu’à leur durée : ce sont de tests non seulement statiques, mais aussi dynamiques.
Regrettablement, ce n’est pas ce qu’on fait avec les banques.
D’une part, on ne soucie pas de trouver le point de rupture.
D’autre part, on applique le même test à toutes les banques, alors qu’elles sont soumises à des forces différentes et ont des vulnérabilités différentes. Ainsi, une banque qui fait surtout du crédit sera sensible à une dégradation de la santé financière des emprunteurs. Alors qu’une banque de marché sera surtout sensible à la dégradation des conditions de marché.
Les tests actuellement pratiqués sur les banques sont faussement rassurants.
Il faudrait faire des tests différenciés et sur mesure, puis les comparer aux réalités possibles, exactement comme en mécanique, où on ne teste pas de la même manière un câble de grue, soumis à des balancements, et un câble d’amarrage de bateau, soumis à des saccades.
Ainsi, pour un établissement de crédit, il faudra mesurer le niveau de dégradation de ses crédits qui la mettrait en difficulté, et trouver ensuite si la situation économique susceptible de provoquer une telle dégradation est possible. Il en ira différemment si ce sont des crédits dans un pays ou dans un autre, à court moyen ou long terme, à taux fixe ou à taux variable, titrisés[1] ou non, couverts ou non par des dérivés de crédit, simples ou compliqués. Dans ce dernier cas, il faudra également tester la qualité des dérivés de protection, la qualité des contreparties, leur sensibilité aux conditions de marché en termes de valorisation et de liquidité, etc. Pour les titrisations, on veillera à la part de risque conservée par la maison-mère ou ses filiales visibles ou dissimulées, à la qualité des contreparties, aux conditions de marché, etc.
Pour des banques de marché, et elles le sont toutes plus ou moins, on testera ce qui peut détruire d’une part leur solvabilité, d’autre part leur liquidité par des tests dynamiques, des chocs répétés, en particulier des disruptions de marché sur leurs engagement actifs, passifs et hors bilan, et par des ruées bancaires sur leurs dépôts accompagnés d’interruption de leurs financements interbancaires.
La confection d’un test sur mesure demande plus de travail, de temps, et d’intelligence qu’un test standard appliqué indistinctement à toutes les banques sans tenir compte des particularités de chacune. Mais c’est seulement ainsi que les tests pourront garantir une véritable sûreté de nos établissements.
Ensuite, il faut tirer les conséquences qu’on tire du résultat du test. Pour le moment, la seule conséquence est de demander à une banque vulnérable d’augmenter ses fonds propres.
Rien sur la liquidité, rien sur la prise de risques.
On est là en pure logique libérale : vous êtes libre de rouler à la vitesse que vous voulez, à condition que vos coussins gonflables soient assez épais pour minimiser les conséquences (les conséquences pour vous, pas pour les autres…).
Un test personnalisé devrait au contraire déboucher sur une prévention personnalisée, à commencer par moins prendre les risques qui menacent l’organisme. On ne prescrit pas les mêmes précautions à un asthmatique et à un malade cardiaque…
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Mais le vrai danger de la finance est le risque systémique. Il appelle donc des tests systémiques. On prend de tout autres précautions pour une maladie épidémique transmissible que pour une maladie isolée.
C’est le second défaut, beaucoup plus grave, des tests pratiqués actuellement : ils prévoient un gentille petite récession, mais ils n’envisagent pas une crise systémique, qui risquerait d’emporter tout le système.
Ainsi raisonnaient les agences de notation qui notaient AAA les produits financiers dérivés des subprimes et les banques qui les possédaient. Une crise systémique était considérée trop improbable.
La question n’est pas de savoir si la crise est probable, mais si elle est possible. Elle a eu lieu, donc elle est possible. Donc il faut la tester. Et même tester une crise encore pire, possible aussi.
Pour reprendre la métaphore du câble, ce n’est plus un câble qu’il faut tester, mais tous les câbles qui tiennent un pont suspendu. En cas de tempête très violente, le câble le plus faible cède en premier, la charge se reporte sur les autres qui cèdent à leur tour, et c’est l’ensemble de l’édifice qui s’effondre. Il faut renforcer tous les câbles pour le cas où certains d’entre eux auraient des défauts de fabrication.
Les soi-disant spécialistes des activités qui font courir le plus de risques à la société vont répétant que « comme vous le savez,le risque zéro n’existe pas ». Sous-entendu, en cas de sinistre, ce ne sera pas de notre faute ; ce sera la faute à pas de chance. Alors que ce sera entièrement de leur faute, dont ils ne seront jamais déclarés responsables !Mais si, le risque zéro existe bel et bien. Un pont suspendu bien conçu, bien construit, bien entretenu, résiste à toutes les tempêtes, à tous les accidents. Il n’y a pas eu de crise financière entre 1945 et 1974.
La faillite bancaire de Herstatt en 1974 a été permise par une déréglementation du marché des changes, elle-même consécutive au fait que le dollar US s’est affranchi en 1971 de toutes ses obligations internationales tout en gardant les avantages de la seule vraie monnaie mondiale. Les crises ultérieures ont été dues aux déréglementations correspondantes sur d’autres marchés : celle des caisses d’épargne américaines en 1990, celle des obligations d’Amérique du sud, celle de LTCM, celle des subprimes.
Prenons la digue de Fukushima : les superviseurs recherchent les trous dans la digue pour les boucher, mais ne surélèvent pas assez la digue elle-même. Pour faire face à un tsunami de 10 mètres, il ne suffit pas de la monter de 6 à 8 mètres, ni même à 10 mètres, il faut la surélever à 12 ou 15 mètres, pour faire face à un tsunami encore plus haut, improbable mais possible. C’est plus cher, mais c’est plus sûr. Si les économistes calculent que cela revient trop cher, alors il faut leur donner raison et renoncer à construire une centrale nucléaire dans une zone sismique en bord de mer.
Les régulateurs font actuellement semblant de faire leur travail : ils renforcent les banques les plus faibles, mais, en augmentant peu le niveau des fonds propres exigés des banques en général et des banques systémiques en particulier, ne renforcent pas suffisamment le système.
Ils ne testent pas si ce niveau est suffisant pour résister à une crise systémique.
Ce test ne peut pas être fait banque par banque : il faudrait remonter pas à pas les chaînes de contreparties qui peuvent être longues et changent constamment[2]. Il ne peut être fait que globalement. Il faut simuler la crise de 2007-2008, ou par prudence une crise encore pire, ce qui affecterait sensiblement et durablement[3] la valeur des crédits consentis à des débiteurs devenus insolvables, et les valorisations de marché, en outre devenus illiquides. On verrait alors que les niveaux de fonds propres de 3% demandés aux banques, ou de 5,5% aux banques systémiques, sont ridiculement insuffisants. Il suffirait d’une baisse de 5,5% de la valeur de leurs actifs pour les mettre en faillite, et une crise fait bien pire en quelques semaines, voire quelques jours, et pour longtemps.
Il en résulte que la prochaine crise systémique détruira l’ensemble du système financier et économique, sauf s’il est sauvé par de grandes quantités de fonds publics, qu’il faudra prélever sur des contribuables réticents et impécunieux ou emprunter à des prêteurs épouvantés. Ou à des banques centrales dont tous les robinets sont déjà ouverts au maximum.
Bref, ou bien on laisse les marchés financiers largement déréglementés, et il faut des protections très élevées (20% du bilan ? 25% ?), peut-être trop coûteuses. Ou bien il faut revenir à des réglementations qui éliminent, sinon le risque individuel, du moins le risque systémique.
Par exemple aux réglementations d’avant 1974.
[1] Un crédit titrisé transmet le risque à un acheteur ; la banque s’en croit débarrassée, mais si l’acheteur fait défaut, le risque peut retomber sur la banque dans certains cas. De même un crédit protégé par un produit dérivé ou par une assurance cesse d’être protégé si le vendeur de garantie fait défaut.
[2] Récemment, une brève manipulation de cours a fait chuter une action du CAC40 de 18%. Le superviseur français considère qu’il lui faudra deux ans pour analyser les transactions fautives réalisées en 20 minutes ; à supposer qu’il les trouve.
[3] La banque centrale européenne fait encore la chasse aux prêts dépréciés dans les bilans des banques, 8 ans après la crise.