Faisant soudain preuve d’une impressionnante connaissance des mécanismes de provisionnement en assurance vie, le député Colas[1], rapporteur de la loi Sapin II, a proposé le 23 mai un amendement très complet, raffiné et technique adopté à peu près tel quel. Il permet en pratique, via un Haut Conseil composé avec soin, au Gouverneur de la Banque de France, de « suspendre, retarder ou limiter temporairement, pour tout ou partie du portefeuille, le paiement des valeurs de rachat, … ou le versement d'avances sur contrat ». Autrement dit les retraits des épargnants pourront être bloqués pour une durée de six mois renouvelable (comme pour l’état d’urgence). Cet amendement a été examiné ce matin en commission et le sera à partir de demain en séance plénière au Sénat, avec propositions de le supprimer ou d’ouvrir des exceptions, mais l’Assemblée décidera en dernier ressort, et bientôt.
MISE À JOUR DU 6 NOVEMBRE: le ministre a accepté un amendement sénatorial limitant à 6 mois le blocage des avances sur contrat; lesquels ne sont pas une récupération de son épargne, mais seulement des prêts portant intérêt.
Cette proposition avait entraîné les protestations de l'Afer, la première association d'épargnants française. M. Sapin l’a au contraire défendue comme « un mécanisme de protection des petits épargnants ».
Les épargnants à la petite semaine ne seront pas protégés, mais désargentés : ils n’auront plus accès à leur épargne, et ce, pour une période indéterminée.
Pour rassurer les épargnants, les députés ont voté un amendement demandant au décideur « de tenir compte des intérêts des assurés ». Mais rejeté un amendement[2] permettant de récupérer son argent dans certaines situations, comme un mariage, la perte d'un emploi ou l'acquisition d'une résidence principale. Comme d’habitude, une déclaration philanthropique de principe, tant que vous voulez, mais des vraies mesures de protection concrètes[3], il ne faut quand même pas trop en demander…
Pour les gros détenteurs, c’est différent. Ils lisent les journaux financiers (et notamment Le Revenu[4]), ils ont des conseillers juridiques, des conseillers fiscaux, des assureurs aux petits soins.
« Si on met en place ce genre de mécanisme, c'est pour éviter que le gros épargnant bien informé retire la totalité des sommes placées[5] et que l'organisme d'assurance se retrouve en faillite », a argumenté M. Sapin.
Tout préoccupé par les finances publiques, notre ministre est moins attentif aux finances privées. Et prend pour argent comptant le raisonnement biaisé du Gouverneur, s’inquiétant que les taux des obligations nouvellement émises (les flux) ont baissé plus vite que les taux servis par les assureurs sur les obligations existantes (les stocks, qui rapportent donc plus, puisqu’ils ont été émis à des taux plus élevés) : les assureurs savent ce qu’ils font, et ne perdent pas d’argent ! En outre, les dettes des assureurs sont bien provisionnées, de sorte que les retraits ne provoquent pas leur faillite, au contraire, leur ratio de solvabilité augmente.
Les gros épargnants, que par délicatesse on n’ose plus appeler des capitalistes, ont déjà commencé à mettre leurs capitaux au Luxembourg, et, à présent, vont se hâter de mettre le reste sous leur pavillon. En outre, leurs contrats sont en unités de compte : s’ils rachètent à perte, la perte est pour eux, pas pour l’assureur.
Au Luxembourg, si vous avez les moyens, vous pouvez mettre tous vos biens dans un contrat vie sur mesure : c’est cher, mais ça rapporte. La France avait interdit de tels apports de titres sur les contrats, mais le 16 mai la cour de cassation a fait primer le droit européen en validant ce montage, du moins pour les assureurs luxembourgeois ; plus de sanction possible de l’assureur par le superviseur français, même s’il viole le droit du contrat français ; plus possible non plus d’examiner un contrat individuel, couvert par le secret luxembourgeois[6]. Vous pouvez à présent mettre votre château, votre yacht, votre avion à réaction et votre entreprise dans un contrat souscrit en France auprès d’un assureur luxembourgeois, avec toutes les conséquences fiscales agréables pour vous et vos héritiers. Une fuite des capitaux sur place : merci l’Europe ! Et même pas de fraude fiscale !
Bercy a-t-il seulement calculé les pertes fiscales ainsi autorisées ? Il va peut-être tenter de plaider l’abus de droit. Mais de quel droit ? Le droit français ? La cour de cassation a tranché contre les intérêts de la France. Le conseil d’État protégera les libertés. Le conseil constitutionnel est hostile à tout prélèvement « confiscatoire ».
Le droit européen ? La cour de justice européenne protégera la concurrence libre et non faussée entre les assureurs luxembourgeois et français ainsi que la libre circulation des capitaux en Europe. La cour des droits de l’homme protégera le droit « inviolable et sacré » de la propriété, inscrit dans notre propre déclaration des droits de l’homme, et intégrée dans notre constitution.
La France est devenue le terrain de chasse favori des assureurs vie luxembourgeois depuis que la Belgique a exigé qu’ils respectent ses règles d’éligibilité des actifs sous peine de sanction ; naguère, la Belgique était leur terrain de jeu, ce n’est plus le cas à la suite de la ferme réaction des pouvoirs publics belges.
Comme pour le CETA, Belgique : 1, France : 0. Comme pour le CETA, c’est la ruse préférée de nos gouvernants de prétendre protéger les petits pour, en réalité, favoriser les gros.
La collecte luxembourgeoise de primes d’assurance vie en France est passée de 3 milliards d’euros en 2010 à 7 milliards en 2015 ; les stocks de 12 à 42 milliards. En assurance vie, elle draine désormais une part significative de l’épargne française.
Les assureurs français ont bien compris où se trouvait leur intérêt, après le non-lieu général en faveur des assureurs accusés de blanchiment luxembourgeois dans l’affaire Paneurolife[7]. Les retardataires se dépêchent d’y aller, et pas pour couvrir la population locale...
On imagine leur joie à l’idée de bloquer l’épargne des petits, dont le Gouverneur pourra en outre, en application du même amendement, diminuer le rendement pour les assurés, et donc augmenter le rendement pour les assureurs, et écrémer les riches vers le Luxembourg[8], où ils leur vendront des produits sophistiqués et très rémunérateurs pour eux.
Riches clients ayant défiscalisé leurs biens, et qui pourront les récupérer à leur gré et jouir de rendements non plafonnés, ainsi que de toutes les aménités locales : « triangle de sécurité[9] », et super privilège qui les fait passer avant l’État et les salariés. De sorte qu’ils pourront plaider contre le fisc qu’ils n’ont pas fait le transfert pour des raisons fiscales, mais pour profiter des différents avantages et souplesses des contrats luxembourgeois, et vive la concurrence libre et non faussée !
Un véritable Sapin de Noël. Pour les assureurs et pour les riches.
(Mise à jour du 10 novembre:
"Les sénateurs dégagent l’horizon de l'assurance vie luxembourgeoises
4 nov. 2016
Depuis de nombreuses années Equatus offre des solutions patrimoniales protégeant les avoirs de ses clients qu'ils soient résident en France ou bien expatriés. Merci donc à la France et surtout aux talents de ses politiciens de renforcer et confirmer nos solutions luxembourgeoises. Ceci nous permettra d'accueillir encore mieux tous les français de résidence ou expatriés. En effet les compagnies proposant des contrats d’assurance vie établies au Grand-Duché ne sont pas concernées par les mesures du projet de loi Sapin II, à moins que leurs fonds euros soient réassurés sur l’actif général de leurs maisons mères en France. Les sénateurs viennent de faire sauter ce dernier obstacle. :-)
http://www.agefiactifs.com/assurance-vie/article/les-senateurs-degagent-lhorizon-des-compagnies-75465)")
Reste à comprendre pourquoi les classes moyennes qui ont élu ce gouvernement sont ainsi étrillées au profit des assureurs et des grandes fortunes ?
La vraie raison n’a à voir ni avec les nobles objectifs affichés, ni avec les conséquences réelles regrettables mais dissimulées. Les pouvoirs publics voient venir avec inquiétude une remontée des taux, qui ferait baisser les obligations d’État, et donc les bénéfices des contrats en euros, d’où une vague de rachat de contrats en euros, et donc de nouvelles ventes d’obligations qui feraient à nouveau monter le taux de l’endettement public.
Citoyens peu fortunés, vous financez l’État, c’est bien. Continuez, ce sera encore mieux !
Cela dit, un vrai impôt sur les grandes fortunes, une vraie lutte contre les montages d’évasion fiscale, cela aussi serait un financement des dépenses publiques, et sans endettement supplémentaire !
[1] Qui a, il est vrai, souligné l’important travail de « co-construction » avec le gouvernement ; voire, en l’occurrence, avec la Banque de France ?
[2] repris par un sénateur centriste.
[3] Comme disait Cicéron : « Le sénat sait ces choses, le consul les a vues »
[4] http://www.lerevenu.com/placements/assurance-vie/les-contrats-luxembourgeois-boostes-par-la-loi-sapin-2
[5] Quand on veut interdire la fuite des capitaux, on ne prévient pas six mois à l’avance !
[6] On ne voit pas pourquoi les assureurs installés à Londres et craignant le Brexit viendraient à Paris ; le Luxembourg, c’est tellement plus cool…
[7] http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/03/08/non-lieu-general-dans-l-affaire-paneurolife_1316136_3224.html
[8] à la grande joie aussi du commissaire luxembourgeois eux assurances, qui ne vient jamais en France sans son passeport diplomatique, pour éviter de perdre son temps à répondre à des questions indiscrètes sur le secret des affaires luxembourgeoises, même des questions de juges…
[9] qui permet de déposer les biens dans des comptes sécurisés dans une banque tierce, de sorte qu’ils échappent à la fois à une éventuelle faillite du banquier ou de l’assureur ! ceinture et bretelle…