La crise financière a détruit beaucoup de monnaie.
Les banques centrales et les banques commerciales en ont donc recréé en achetant des titres financiers[1], ce qui a fait monter leurs prix. Voyant cela, les autres spéculateurs en ont acheté aussi, faisant encore plus monter les prix, et donc la quantité de monnaie.
Mesurer la quantité de la monnaie, sans mesurer sa qualité, c’est comme additionner des bonnes pommes et des pommes pourries ; de plus en plus de pommes de plus en plus pourries. Additionner des choses dissemblables, c’est renoncer à comprendre leurs dissemblances. Additionner des monnaies servant à des usages différents, c’est renoncer à comprendre la finance, et donc l’économie.
Les agrégats monétaires officiels ne disent rien, puisqu’ils ne disent pas leurs conséquences. Et l’effet de ces sommes n’est pas proportionnel à leur montant. Il faut relativement peu d’argent pour faire monter les cours. Et pour spéculer au jour le jour, il n’en faut pas du tout[2]. L’effet de la création monétaire n’est pas dans sa quantité, mais dans l’assurance donnée aux spéculateurs d’une liquidité toujours à disposition pour liquider leurs positions : je ferai tout ce qu’il faudra pour ça, a dit le banquier central, qui s’est institué ultime protecteur des spéculateurs, bancaires en particulier, ce qui n’est pas sa fonction. Mais, à partir du moment où les échanges quotidiens sur les marchés financiers dépassent de beaucoup les échanges sur les marchés de biens réels, la monnaie devient l’otage des marchés financiers. Et les banques centrales, pour la même raison, deviennent l’otage des spéculateurs. La banque centrale européenne a mis un pansement monétaire sur une conséquence de la crise financière, mais sa cause, la spéculation, demeure…
Faute d’analyser ces mécanismes, les analyses des économistes sont fausses, comme leurs prévisions. Ils font comme si les marchés financiers n’existaient pas, n’utilisaient pas de monnaie, n’avaient pas de conséquences économiques.
Cocteau a dit : « ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », et c’est ce que font nos banques centrales, qui n’organisent rien, se contentant de fournir la liquidité exigée par les marchés et par les banques qui y spéculent.
Non. Ne feignons pas. Ces « mystères » ne nous dépassent pas, on peut les comprendre et les maîtriser.
L’argent consacré à la spéculation est retiré de la circulation économique normale. Ensuite, par la crise, il est détruit, appauvrissant les gens et les entreprises non financières[3].
Réglementons les marchés financiers, en les soumettant à des agréments sur tout nouveau produit, en interdisant les effets de levier internes et externes, les achats et ventes à découvert, en soumettant les transactions à des formalités notariales et des taxes sur les transactions à court terme.
Réglementons les banques, centrales et commerciales, en leur interdisant d’aller sur les marchés financiers, et toute prise de position risquant de fragiliser leurs capitaux propres[4]. Empêchons qu’elles créent de la monnaie captée par la spéculation ; et empêchons qu’elles en détruisent encore plus par des crises récurrentes.
Réglementons le marché des changes. Comme le proposait Tobin, taxons le change. Et, si ça ne suffit pas, rétablissons le contrôle des changes, qui a bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses. Certes, cela va ralentir la croissance ; mais cela va ralentir beaucoup plus la spéculation sur les monnaies. Moins de croissance, mais moins de crises, c’est de la meilleure économie pour une meilleure société.
Confions la monnaie créée par les banques centrales non aux banques[5]pour spéculer, ni même pour prêter[6], car il y a déjà trop de dettes, mais donnons-la[7]aux acteurs non financiers, notamment pour s’adapter à la transition écologique. À tous les acteurs : simples particuliers, entreprises, États. Donner de l’argent à un « gilet jaune » pour qu’il isole sa maison et achète une voiture propre, c’est de la bonne politique économique à tous points de vue, à la fois sociale et durable.
[1]Une banque crée de la monnaie en octroyant des prêts et en achetant des titres, cf. Vivien Levy-Garboua et Bruno Weymuller,Macroéconomie contemporaine, éditions Economica, 1979, p. 127. C’est ce que font actuellement les banques centrales sous l’appellation Quantitative Easing, ou « mesures non conventionnelles » : au lieu de gérer la monnaie, elles aident la spéculation. Et inversement, les banques détruisent de la monnaie en revendant les titres, mais pas pour le même montant. C’est cette différence des montants qui explique la création/destruction de monnaie par les marchés financiers.
[2]Ici, la monnaie joue son rôle pur d’étalon monétaire, de mesurage des valeurs. Une quantité quasi-nulle suffit.
[3]Et appauvrissant les entreprises financières aussi, mais elles sont remises sur pied par des fonds publics qu’il faut en plus leur emprunter : elles gagnent sur les deux tableaux…
[4]à l’exception des dons des banques centrales.
[5]Quand les banques auront perdu leur quasi-monopole de financement de l’économie, il n’y aura plus besoin de les sauver, ce qui pourrait les rendre plus prudentes, et moins coûteuses pour les finances publiques. Et comme elles tirent leur influence sur l’État de l’obligation où il est de s’endetter auprès d’elles, elles perdront aussi cette influence néfaste.
[6]Elles pourront toujours prêter, mais dans la prudente mesure de leur capitaux propres.
[7]Cela mettra les banques centrales en perte, et rendra leurs fonds propres négatifs, ce qui ne dérangera personne, sauf des comptables myopes (c’est déjà le cas des banques centrales d’Israël et du Chili, sans que personne y trouve à redire). Employée dans des investissements utiles, comme les économies d’énergie, la monnaie créée engendrera, à terme, plus d’économies que d’inflation. Et, au départ, pas plus d’inflation que quand cet argent est prêté.