Sans être une militante féministe déclarée, Simone Veil était sensible aux problèmes des femmes pauvres et trop souvent enceintes, délibérément ignorés par notre société de classes et patriarcale[1] ; elle fut choisie par le président Giscard pour dépénaliser l’avortement, ce qu’elle fit en 1975, passant outre les injures publiques. Ses arguments ne furent pas politiques, mais compassionnels et restrictifs : « L’avortement n’est pas un droit… L'avortement doit rester l'exception » ; il fallait que la demandeuse soit dans une « situation de détresse » dûment constatée.
Replaçons cette loi dans son contexte historique, pour, au-delà des hommages de circonstance, remplir un « devoir de mémoire » trop oublieux.
Du fait de la volonté nataliste des généraux avides de chair à canons, et de l’opposition toujours actuelle de l’église catholique (la Croix et la Bannière), l’avortement fut réprimé au moins depuis le général Bonaparte soucieux, en 1810, de reconstituer ses armées : réclusion pour les avortées et travaux forcés à perpétuité pour les médecins jusqu’en 1923. Après la guerre de 14-18, on transforma en délits la provocation à l’avortement et la propagande malthusienne. Une avorteuse et un avorteur furent guillotinés sous le maréchal Pétain pendant la guerre de 39-45. L’apogée de la répression eut lieu juste après, en 1946, quand le général De Gaulle demandait aux Françaises de faire « beaucoup de beaux bébés » (sic !)…
Le combat pour libérer l'avortement fut mené d'abord par le Mouvement de Libération des Femmes, fondé en 1970, qui, avec Simone de Beauvoir, fit publier en 1971 la liste des 343 Françaises signant le manifeste « Je me suis fait avorter ». En 1972, Me Gisèle Halimi fonde le mouvement Choisir et donne un écho national au procès de Bobigny. En 1973 est publié le manifeste de 331 médecins : "Oui, nous avortons".
Simone Iff co-fonde alors le Mouvement pour l’Avortement et la Contraception et devient présidente du mouvement pour le Planning Familial[2]. Indomptable, elle abordait les difficultés en disant : « il faut se donner les moyens de… ». Sous son impulsion, nous y pratiquions des avortements par aspiration gratuits, sans danger et appelant au plus une anesthésie locale, mais encourions de ce fait des peines pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement[3]. Cette simplicité, cette facilité démentaient l’argument de Simone Veil : « C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. » ; les femmes que nous recevions avaient un problème, mais c’est la répression qui pouvait en faire un drame.
Nos actions ont changé la donne et forcé la main aux politiques pour qu’une loi vienne enfin mettre fin à cette barbarie.
Mais cette loi, provisoire, était très restrictive et il y aura encore des procès pour pratique illégale jusqu’en 1978. Il fallait l’accord de deux médecins, dont un expert judiciaire ! Le médecin était tenu d’informer la femme dès sa première visite « des risques médicaux qu'elle encourt pour elle-même et pour ses maternités futures, et de la gravité biologique de l'intervention qu'elle sollicite ». Quels risques ? Quelle gravité ? Et toute propagande ou publicité pour l’avortement était réprimée.
Il a fallu rendre la loi durable en 1979, rembourser l’avortement en 1982[4], punir, par la loi Neirtz de 1993, les commandos d’extrême droite attaquant les centres ; plus tard viendront l’extension de l’autorisation de dix à douze semaines de grossesse, l’autorisation des avortements médicamenteux, et, aussi tard qu’en 2016, malgré une opposition encore bruyante, supprimer l’absurde nécessité d’une « situation de détresse » et le laisser pratiquer par les sages-femmes pour la méthode médicamenteuse, mais pas encore pour la méthode par aspiration ! Interdiction aux sages-femmes de pratiquer cet acte simple et sans danger, mais autorisation de pratiquer des accouchements, autrement difficiles et dangereux…
La procédure obligatoire des entretiens successifs reste trop longue et compliquée et le délai légal trop court, obligeant encore des milliers de femmes à aller avorter à l’étranger.
La disparition de Simone Veil est l’occasion de déplorer ces restrictions injustifiées et les attaques répétées contre l’avortement, la stigmatisation, la culpabilisation et, via Internet, la désinformation dont il fait plus que jamais l’objet, la désaffection progressive des médecins et des hôpitaux pour cet acte « peu rentable »[5], et de réfléchir à ce qu’il faut faire pour pérenniser et parfaire ce droit sans cesse remis en cause, qu’il faudrait inscrire dans le préambule de notre Constitution, parmi les autres droits humains. C’est ainsi qu’on verrait si les louanges unanimes à Simone Veil sont sincères…
« Il faut s’en donner les moyens », aurait dit Simone Iff, jamais découragée, décédée en 2014, à qui je rends ici hommage…
[1] Au point que le « livre noir de l’avortement » publié par Marcelle Auclair fut mis au pilon faute de lecteurs.
[2] Dont l’action prioritaire est restée de populariser la contraception, l’avortement étant consécutif au fait de l’avoir négligée. Que le nombre d’avortements reste élevé montre que la contraception n’est pas suffisamment enseignée ni pratiquée, surtout par les jeunes filles.
[3] 354 condamnations en 1972, 67 en 1973, 10 en 1974, 13 en 1975.
[4] Totalement depuis 2013.
[5] Depuis dix ans, 150 centres IVG ont fermé leurs portes.