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Billet de blog 19 septembre 2016

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Le verrou de Bercy n’existe pas

On entend souvent critiquer l’interdiction qui serait faite aux procureurs de poursuivre la fraude fiscale sans plainte préalable du ministère des finances, surnommée le « verrou de Bercy ». Mais ce verrou n’existe pas.

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N'existe qu'une disposition législative qui dit que seul le fisc peut porter plainte pour fraude fiscale (article L228 du livre des procédures fiscales).

 Et alors ?

 Les procureurs n’ont pas besoin de plaintes pour poursuivre les délinquants.

 Quand vous vous faites photographier au-dessus de la vitesse limite, vous êtes poursuivi sans plainte : ce n’est pas le radar qui a porté plainte contre vous : il a transmis les preuves à l’officier du ministère public. Quand vous êtes surpris à vendre ou à acheter une drogue interdite, vous êtes poursuivi sans plainte : ce n’est pas votre vendeur ou votre acheteur qui va porter plainte contre vous. Quand vous tuez quelqu’un, vous êtes poursuivi sans plainte : ce n’est pas votre victime décédée qui porte plainte contre vous.

 Selon l’article 1er du code de procédure pénale, l’action publique pour l'application des peines est mise en mouvement et exercée par les magistrats auxquels elle est confiée par la loi ; en l’occurrence, les procureurs. Et, selon l’article 35 du même code, le procureur général veille à l'application de la « loi pénale ».

 Pas seulement du code pénal, mais de la « loi pénale » en général : toute loi qui définit des peines sanctionnant des comportements interdits. Y compris, donc,  les délits de fraude fiscale définis par les articles 1741 et 1743 du code général des impôts sous l’intitulé : « sanctions pénales ».

 Infractions justifiant une amende de 500 000 € et un emprisonnement de cinq ans. Peines portées à 2 millions d’euros et sept ans d'emprisonnement « lorsque les faits ont été commis … ou réalisés ou facilités au moyen de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis à l'étranger, de l'interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l'étranger, d'une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger, … ou de l'interposition d'une entité fictive ou artificielle ». Est puni des mêmes peinesquiconque, en vue de faire échapper à l'impôt tout ou partie de la fortune d'autrui, « s'entremet, soit en favorisant les dépôts de titres à l'étranger, … soit en émettant ou en encaissant des chèques ou tous autres instruments créés pour le paiement des dividendes, intérêts, arrérages ou produits quelconques de valeurs mobilières ».

 Selon l’article 40 du code de procédure pénale, le procureur de la République reçoit les plaintes « et les dénonciations ». Tout fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un délit est tenu d'en donner « avis » (et non plainte) sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. Du fait de cet article, les inspecteurs des impôts doivent lui « donner avis » dès qu’ils constatent une fraude.

 Ils le font déjà quand ils constatent une escroquerie fiscale ( à la TVA, par exemple), mais pas pour une fraude ; pas encore ?

 Après quoi, selon l’article 40-1, le procureur doit déciders’il est opportun d’engager des poursuites, ou de classer sans suite.

 Le procureur n’a pas non plus besoin de plainte pour enquêter sur le blanchiment de fraude fiscale, et le poursuit effectivement depuis l’arrêt Talmon de la Cour de cassation en 2008. Pourquoi poursuit-il le blanchiment de la fraude, mais pas la fraude elle-même ?

 Le procureur national financier a effectué une perquisition au siège d’une grande banque où il a saisi des documents informatiques : il l’a fait sans avoir reçu de plainte, au seul vu des Panama Papers dans les journaux.

 Interrogé à ce sujet, le chef du Contrôle fiscalaux Finances a répondu que les fraudes fiscales sont très compliquées, trop complexes pour les procureurs : seuls les services fiscaux auraient les compétences et les moyens professionnels pour détecter ce genre de fraude, et pour en réunir les preuves. Cet argument ne vaut que pour les petits tribunaux non spécialisés.

 La Justice française s’est dotée de pôles financiers spécialisés, et maintenant d’un Parquet national financier où sont détachés des agents des impôts qui sont comme auparavant capables de démêler ces fraudes, même compliquées, même internationales. Notamment quand les révélations leur sont apportées par un consortium de journalistes qui publie des schémas d’évasion nominatifs et explicites, ou par des lanceurs d’alerte comme Hervé Falciani, dont les listes comportaient 3000 contribuables français.

 Des agents des services fiscaux peuventêtre habilités à effectuer des enquêtes judiciaires sur réquisition du procureur de la République ou sur commission rogatoire du juge d'instruction (article 28-2 du code de procédure pénale). Ces agents ont compétence pour rechercher et constater, sur l'ensemble du territoire national, les infractions fiscales et le blanchiment de ces infractions lorsqu'il existe des « présomptions caractérisées » (pas besoin de plainte). Les agents des services fiscaux habilités sont placés exclusivement sous la direction du procureur de la République, pas du fisc.

 Les procureurs peuvent donc poursuivre les fraudeurs fiscaux sans avoir reçu de plainte. Il leur suffit pour cela de recevoir des renseignements constituants des indices suffisants pour ouvrir une enquête préliminaire, provenant de flagrants délits, d’enquêtes de police, ou de dénonciations. Actuellement, la simple lecture des journaux leur apporte suffisamment de renseignements pour ordonner des enquêtes préliminaires. Quand les indices sont « graves et concordants », c’est la mise en examen qui s’impose (article 80-1 du code de procédure pénale).

 Pourtant, ils ne le font pas. Pourquoi ?

 Dans un arrêt du 10 juillet 2008, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les procureurs français ne sont pas des magistrats indépendants et que, faute d’indépendance du pouvoir politique, « le Procureur de la République n’est pas une autorité judiciaire ». En effet, ce ne sont que des fonctionnaires soumis à une hiérarchie dirigée par le ministre de la Justice. Ce dernier leur interdit d’ouvrir des enquêtes et poursuites pour fraude fiscale, pour ne pas empiéter sur la chasse gardée du ministre des Finances.

 Le seul verrou ici est un choix politique fait par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite.


Pourquoi ?

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