Avant-propos : Le libéralisme, c’est l’ennemi de la liberté
Le « libéraux » ont beau jeu de se cacher derrière l’étymologie : libéral, ça vient de liberté, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas être contre la liberté ?
Le journal Les Échos, contrôlé par le grand patron Bernard Arnault, est fier d’être un journal libéral, mais se défend d’être au service des grands patrons.
Il a quatre niveaux de visibilité : l’article publié dans la version papier, éventuellement avec une accroche en première page ; publié sur le site Internet, et plus ou moins mis en lumière ; site qui publie également des contributions des abonnés dans la rubrique Idées du Cercle ; et qui est éventuellement suivi par des commentaires…
M. Peyrelevade, qui se présente comme un libéral « de gauche », tient une rubrique régulière dans ce journal, publiée à la fois sur papier et sur Internet. Si on veut trouver les commentaires sur son article proposant le sauvetage des banques par la banque centrale, tous brefs mais argumentés et tous défavorables, il faut passer les publicités et aller cliquer tout en bas sur commentaires. Je doute que beaucoup le fassent. En pratique, la critique est tolérée, mais invisible.
J’ai donc voulu publier mon billet sur le Cercle ; ou plus exactement, pour reprendre la terminologie du journal, j’ai envoyé ma contribution « en modération » ; pas au modérateur, en modération. Sur ma page, elle a été frappée par le sceau : « [Refusé] », sans autre explication. Bref, censurée par un censeur anonyme. C’est ce qui s’appelle avoir le courage de ses opinions…
Un journal libéral, c’est un journal qui refuse la liberté à ceux qui osent la moindre critique à ses penseurs attitrés. Exactement comme La Pravda, finalement…
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Les Échos ont publié le 7 décembre 2016 une chronique de M. Peyrelevade proposant de que la banque centrale européenne sauve les banques quand elles sont en difficulté.
Une telle procédure viendrait contredire la directive européenne sur la résolution des banques, qui a institué une autorité unique de résolution pour ce faire, autorité distincte de la BCE, et constituant le second pilier de l’Union bancaire, après le premier pilier, la supervision unique, et avant le troisième pilier, le fonds européen d’assurance des dépôts bancaires. Il s’agirait donc d’un revirement complet par rapport à l’articulation des procédures mises au point ces dernières années au cours de négociations longues et difficiles.
Il y faudrait donc de très sérieuses raisons, des raisons véritablement impératives.
Les arguments avancés par M. Peyrelevade pour établir sa démonstration, s’ils peuvent paraître factuels en première lecture, ne résistent pas à l’examen.
En premier lieu, il décrit comme absurde l’interdiction faite aux États de recapitaliser leurs banques en difficulté, du fait du risque systémique qui pourrait tout emporter. Il a raison. C’est pourquoi la directive comporte un article 32.4.d) qui permet cette recapitalisation dans ce cas précis, article dont l’Italie vient d’user pour recapitaliser la banque de Sienne. Nul besoin donc de modifier la directive sur ce point en effet essentiel.
Il plaint ensuite les petits actionnaires des banques, qui n’ont en réalité aucun moyen de maîtriser la rentabilité de la banque ; en quoi ils sont semblables aux petits actionnaires des autres grandes sociétés cotées, banques ou pas : si leur entreprise est mal gérée, ils perdent leur mise. Le devoir d’un actionnaire est de veiller sur ses actions en bon père de famille : s’il a un doute sur l’entreprise, il lui est conseillé de vendre ses actions.
La rentabilité des banques serait selon l’auteur déterminée non par les décisions de leurs dirigeants (on se demande alors à quoi ils servent, et pourquoi ils sont si bien payés), mais par les décisions de la banque centrale. Influencée serait plus exact. Dans la zone euro, avec les mêmes décisions de la même banque centrale, il y a des banques bien gérées et profitables, d’autres mal gérées et en perte, voire en perdition.
M. Peyrelevade explique que la banque est « un objet complexe de grande dimension, aux activités multiples, vendant un nombre élevé de produits sophistiqués suivant des processus qui ne le sont pas moins ». Dès lors, la mesure du risque échappe aux observateurs extérieurs, voire aux dirigeants bancaires eux-mêmes ; il présente cette situation comme normale. Mais si le dirigeant très bien payé est incapable de maîtriser la complexité de sa société, il faut sanctionner son inaptitude et le remplacer par un dirigeant apte, ou il faut réduire la complexité de sa banque, ce qui serait sans doute plus prudent. Quant aux actionnaires, s’ils ne comprennent pas dans quoi ils investissent, qu’ils n’y investissent pas. Ou alors, tant pis pour eux ; qu’ils ne viennent pas se plaindre de leur propre imprudence, de leur stupide aveuglement. L’actionnaire prend ses risques, puis en tire les bénéfices ou les pertes : c’est la définition de la société par actions.
L’auteur en arrive à cette déclaration extraordinaire : « la banque ne relève pas du capitalisme ordinaire ». Bien au contraire, la banque est le cœur battant du capitalisme. Sans banque, pas de capitalisme. Elles lui sont nécessaires. Si elles sont trop compliquées, il faut qu’elles se simplifient, pour sauver le capitalisme, à supposer que ce soit nécessaire, et surtout, pour sauver notre société.
Et à une conclusion encore plus extraordinaire : seul le superviseur, en l’espèce la BCE, y verrait clair. Donc, à la BCE de prendre les rênes d’une banque en difficulté.
Il ne comprend pas, lui qui a pourtant longtemps été banquier, que l’action et la supervision sont deux métiers absolument distincts ; ce que tout banquier sait parfaitement, et pense visiblement quand il est importuné par un superviseur.
Certes, le superviseur, du moins s’il est efficace, aperçoit des fautes, des erreurs, des insuffisances, des irrégularités ; les signale ; demande leur redressement. C’est un métier très technique, très spécialisé, à la fois juridique et financier.
Cela ne le qualifie en aucune manière pour diriger la banque lui-même, qui fait des métiers très techniques aussi, mais très différents, exigeant une expérience professionnelle en rapport.
Par exemple, la banque octroie des crédits aux entreprises, aux particuliers, aux États, ce qui exige un savoir-faire très spécifique. Aucun employé du superviseur, sauf exception, ne dispose de ce savoir-faire. Un très bon superviseur bancaire risquerait fort de faire un très mauvais banquier. Je ne connais aucun exemple de superviseur bancaire qui soit devenu un bon dirigeant de banque.
« Je ne vois pas de sauvetage plus efficace », conclut M. Peyrelevade. Pour ma part, je n’en vois pas de plus dangereux.
Sans oublier l’évident conflit d’intérêt au sein du superviseur, qui serait chargé simultanément de diriger une banque et de la superviser. « Cela ferait du régulateur un acteur complet, étendant sa responsabilité de la définition des règles jusqu’à la gestion directe… », écrit-il. Joueur et arbitre à la fois, le conflit d’intérêts à l’état pur.
Que se passera-t-il si la banque ainsi gérée fait néanmoins défaut ? Le régulateur se sanctionnera-t-il lui-même ? Se mettra-il lui-même en faillite, montrant ainsi son incompétence ?
Et que dire de la distorsion de concurrence ? Entre les banques ordinaires, menacées à tout moment d’être reprises en main, et les banques directement gérées par la banque centrale, qui inspireront bien plus confiance, puisque disposant des ressources illimitées de la banque centrale, comme le fait remarquer M. Peyrelevade ?
De deux choses l’une. Ou bien on est dans le capitalisme, et on doit en respecter les règles, à commencer par la responsabilité financière des actionnaires ; et des créanciers obligataires, si besoin, qui doivent aussi surveiller la valeur de leurs créances. Ou bien on est dans la socialisation du crédit, car cette proposition revient en réalité à cela, et on sort du capitalisme. Les capitaux ne sont plus alloués par les capitalistes, mais par les fonctionnaires de la banque centrale.
C’est un choix politique possible, mais c’est un choix qu’il faut assumer dans toutes ses conséquences.
À mi-chemin, la proposition de M. Peyrelevade revient une fois de plus à privatiser les profits et à socialiser les pertes, même si c’est en les noyant dans les ressources prétendument illimitées de la banque centrale, qui reste, ne l’oublions pas, un organisme public gérant des finances publiques.