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Billet de blog 23 octobre 2016

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Note de lecture

Le monde libre Aude Lancelin Les Liens qui libèrent, 231 pages, 19 €

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Aude Lancelin est journaliste.

Ou plus précisément était journaliste à l’Obs’, d’où elle a été licenciée sans ménagement, pour des motifs qu’elle conteste ; sur ordre venu, à l’en croire, de tout en haut.

 Certains lecteurs (très) distraits veulent encore croire que c’est un journal de gauche.

Elle dit que non. Elle ne le dit pas, elle le raconte ; anecdote après anecdote, fait après fait.

 C’est un roman à clefs. Les noms des principaux personnages sont maquillés.

On les reconnaît facilement (mais ça empêche l’index, ma marotte).

Ce n’est pas un roman : c’est la réalité, la réalité vécue en direct.

Mais ça se lit comme un roman, avec des scènes parfois incroyables.

Hilarantes ; atterrantes ; souvent les deux à la fois.

On regarde sous les falbalas de la gauche morale, et ce n’est pas joli, joli…

 Mais elle ne se contente pas de raconter ; elle analyse ; elle réfléchit ; non seulement elle a de l’esprit, mais aussi elle pense, détail suffisamment rare pour être signalé, et qui semble la vraie cause de son éviction.

 À l’Obs’, on minimise. Démentir. L’ignorer. De toute façon, c’est bien connu, les gens virés ont tendance à se venger de leur ancien employeur, qui n’a plus qu’à se draper dans sa dignité. Et la poursuivre en diffamation. Pas encore, mais ça peut venir. Elle diffame tant de gens importants ; dont certains vindicatifs et puissants ; l’éditeur aussi prend des risques. Le faible écran des pseudonymes transparents suffira-t-il à les protéger ?

 En plus, c’est qu’elle écrit bien, la bougresse.

Quinze ans de vrai journalisme, cet exercice hebdomadaire a aiguisé le tranchant de sa lame avec le fusil de la clairvoyance : style alerte, percutant, touchant juste d’un mot bien choisi. Elle manie avec tact et efficacité l’ironie légère qui fait mouche et qui fait rire, l’humour qui décape juste ce qu’il faut.

 Deux exemples parmi mille. Contre Finkielkraut et BHL, tir tendu de faits bruts : Touchés, Coulés. Sur islamisme et terrorisme, elle garde distance et lucidité, ne vantant que les bons auteurs, qui se comptent sur les doigts d’une main à laquelle il en manquerait : Todd, Onfray, Roy.

 Parfois l’agrégée de philosophie qui sommeille dérape dans la poudreuse d’une préciosité un peu vieux jeu (encore plus apparente quand elle interviewe avec complaisance son ami Badiou : ce n’est plus du journalisme critique). Par moments tombe le masque de la moraliste[1] amusée et impavide : alors se répètent les déclarations emphatiques, voire pompeuses de l’amoureuse trahie d’un journalisme idéal mais rêvé, trahissant les blessures infligées par des coups trop nombreux ; pardonnons ces écarts de style et souhaitons-lui un prompt rétablissement personnel et professionnel.

 Pardonnons d’autant plus que pour elle, témoignage et réflexion passent avant l’unité de style. Réflexion qu’elle élargit à la presse vendue de la IIIème République ; et elle cite Nietzsche à plaisir.

 C’est d’abord un livre d’actualité. Une sinistre[2] occurrence actuelle des « considérations inactuelles » de son philosophe fétiche.

 Mais c’est plus grave que ça. À la lire, il n’y a plus de presse de gauche en France.

Sauf peut-être Le Monde Diplomatique, infréquentable, puisque marxiste ; et ne parlons pas de l’Humanité.

 La presse soi-disant de gauche serait inféodée au PS, qui serait inféodé au gouvernement, qui serait inféodé au Grand Capital. Inexact. L’Obs a fait cinq fois sa Une sur M. Macron, qui n’est pas du PS, qui n’est plus au gouvernement, et qui est en congé du grand capital. Et ouvre largement ses pages à des sommités de droite. Il n’est donc pas inféodé qu’au PS…

 Le monde libre, titre au troisième degré, c’est en fait le nom du groupe de presse possédant l’Obs et possédé par un des milliardaires des télécoms. J’aurais préféré : Vive la presse de gauche ! Titre seulement au deuxième degré…

 Encore un nième livre sur la décadence de la presse, ricaneront les blasés : on sait déjà tout ça. Non pas. La décadence s’accélère, et il faut se tenir au courant, qui file vers la chute.

 Et se tenir hors du courant : elle dit du bien de Mediapart. Tout n’est donc pas perdu…


[1] Au vieux sens de qui étudie les mœurs : Esope, Machiavel, La Fontaine, La Bruyère, le duc de Saint-Simon ; le genre se perd un peu…

[2] sinistre=gauche, en latin.

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