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Billet de blog 25 juillet 2018

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La mauvaise farce de l’article 40

Pourquoi il est à peu près inutilisable, et donc à peu près inutilisé

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. ».

 Fort bien.

 Mais, en pratique, on fait comment ?

 Un crime ou un délit, qualifications pénales, ne sont constitués que quand ils ont fait l’objet d’un jugement définitif. Avant, ce sont seulement des soupçons, en balance avec la présomption d’innocence. Quelqu’un qui en donne avis au procureur s’expose à être poursuivi pour dénonciation calomnieuse, sauf à apporter les preuves circonstanciées du crime ou du délit. Il faut être vraiment sûr de soi, et avoir instruit les faits comme si on était un juge d’instruction, ce qui n’est généralement pas le cas.

 Quand j’étais commissaire-contrôleur des assurances, j’ai découvert chez un assureur que je contrôlais des faits qui me semblaient délictueux. J’en ai donné avis au procureur. J’ai été convoqué rue du château des rentiers, à la brigade financière. Une policière pas du tout aimable m’a emmené dans son petit bureau sous les toits, et m’a interrogé comme si c’était moi le suspect. Elle a dactylographié ma déposition en trois exemplaires, qu’elle m’a fait relire et signer ; elle a refusé de m’en donner un exemplaire, de sorte que je n’aurais pas pu prouver que j’avais transmis tous les renseignements. Elle ne m’a pas passé les menottes et a fini par me libérer, mais sans remerciements ni promesse de me tenir au courant, sur une affaire pourtant de mon ressort ; à ma connaissance, aucune poursuite. Devant cette bonne leçon de mauvaises manières administratives, je n’ai jamais recommencé…

 Encore étais-je un fonctionnaire de haut niveau, relativement indépendant, et qui ne craignais rien de sa hiérarchie. On n’ose penser à ce qui serait arrivé à l’inspecteur des impôts qui a, dès 2007, trouvé des anomalies dans le dossier fiscal de M. Cahuzac, s’il avait transmis les renseignements au procureur : du simple fait d’avoir fait des recherches à ce sujet, il a été sanctionné, muté, harcelé et fait l'objet d’un contrôle fiscal (ce n’est pas le contribuable suspect qui a fait l’objet d’un contrôle fiscal, c’est l’inspecteur des impôts lui-même). Cela lui a coûté sa carrière[1]. Très mauvais d’avoir raison trop tôt, et seul contre tous.

 Imaginons un policier, quel que soit son grade, qui trouve délictueux les agissements d’un envoyé de l’Élysée. Va-t-il en donner avis au procureur ? Il faudrait qu’il ait perdu la raison. Il serait immédiatement muté à la circulation à Saint Laurent du Maroni (Guyane). Dénoncer les agissements délictueux d’un collègue lui vaudrait le même sort, sans parler des réactions peut-être un peu vives de certains collègues : dans la grande maison, on se serre les coudes. Quelles preuves, quels procès-verbaux pourra-t-il transmettre au procureur ? Aucun collègue ne voudra venir le soutenir et témoigner. Et même sa hiérarchie, si elle veut garder son pouvoir sur ses hommes, fera des remontrances au délinquant, ou au pire prendra une sanction administrative, mais se gardera bien d’en donner avis au procureur : on lave son linge sale en famille.

 Le non respect de l’article 40 n’est pas sanctionné, du moins pour les délits. Fonctionnaire ou pas, la non-dénonciation de délit n’est pas un délit, seulement la non dénonciation de crimes et de certaines maltraitances sur mineur de 15 ans ou sur une personne en situation de fragilité (articles 434-1 à 434-3 du code pénal), et cela s’impose à tout le monde, pas qu’aux fonctionnaires.

Non, le seul « officier public » qui peut se permettre de saisir le procureur, c’est le ministre lui-même, et c’est son devoir général, pas seulement pour les personnes qui sont sous ses ordres, contrairement à ce qu’a déclaré le ministre de l’intérieur. L’article 40 dit « connaissance d’un délit dans l’exercice de ses fonctions », sans se limiter à un délit commis par un subordonné.

 C’est bien ainsi qu’on procède aux impôts, qui ont le monopole abusif des plaintes pour fraudes fiscales. Jamais un inspecteur des impôts, ni sa hiérarchie, ne se permet de saisir le procureur. C’est décidé par le ministre lui-même, au cours de réunions justement appelées « réunions article 40 », qui ne se limitent évidemment pas à dénoncer les membres de son administration. Ces transmissions devraient, selon l’article 40, avoir un caractère automatique. Elles ne l’ont pas. Le ministre décide souverainement et arbitrairement, au cas par cas, de transmettre ou de ne pas transmettre. Ainsi le ministre Cahuzac n’a-t-il pas transmis le dossier des contribuables Cahuzac, qu’aucun fonctionnaire il est vrai n’a songé à lui soumettre, malgré les investigations de l’inspecteur Rémy Garnier, dûment placardisé, dossier dont il avait néanmoins connaissance.

 Les parlementaires des commissions d’enquête brandissent encore et encore l’article 40 devant des ministres et des fonctionnaires qui font des efforts méritoires pour ne pas leur rire au nez : ils feraient mieux de se demander pourquoi cet article n’est appliqué que très exceptionnellement. Ils ont le devoir, ils ont le pouvoir de le modifier pour qu’il fonctionne.

 Soyons sérieux. Actionner l’article 40, c’est presque aussi dangereux qu’être un lanceur d’alerte. Tant que nos législateurs n’auront pas sérieusement obligé et protégé les lanceurs d’alertes, -et la loi dite Sapin II ne l’a pas vraiment fait-, fonctionnaire ou pas, rien ne changera.

[1]Le 5 décembre 2016, la cour d'appel de Bordeaux a condamné la Direction générale des Finances publiques à verser 125 830 € de dommages-intérêts à M. Garnier pour le préjudice moral et financier qu'elle lui a fait supporter du fait de son harcèlement répété sur une dizaine d'années, après que l'avertissement disciplinaire de 2008 a été annulé par la Cour administrative d'appel de Bordeaux le 31 mai 2013.

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