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Billet de blog 28 novembre 2016

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Le capitalisme de la séduction : Critique de la social-démocratie libertaire

note de lecture

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Michel Clouscard, 1981

Editions Delga, 2015, 343 pages, 13,20 €

 Sous un titre séduisant pas construction, un style brillant et des démonstrations inattendues rendent la lecture d’abord attrayante, voire captivante.

 Il y a de loin en loin des analyses bien vues ou des descriptions savoureuses, comme sur les illusions des féministes, le mode de fonctionnement du Club Med à travers les âges, et, vers la fin, un portrait au lance-flammes du bobo dans sa maison de campagne, qui incitent, mal gré qu’on en ait, à poursuive la lecture, si du moins on n’a rien de plus utile à faire…

 Mais les défauts apparaissent rapidement, et lassent le lecteur qui finit par comprendre que l’ensemble du livre est faux, critiquable ou contestable à divers points de vue.

 Écrit par un professeur de sociologie, il est à juste titre classé par l’éditeur dans sa collection Philosophie. En effet, il ne cite aucune de ses recherches, qu’il n’a pas publiées, sans doute faute de les avoir réalisées. Il écrit lui-même : « Nous n’avons écrit ni un travail de sociologue, ni un travail d’expert. Rappelons que nous cherchons à définir le figures phénoménologiques de l’initiation mondaine à la civilisation capitaliste ». Il ne cite du reste que ses propres ouvrages, passés ou à venir, apparemment tous de la même farine. Et aucun autre auteur ne trouve grâce à ses yeux[1]. Même s’il emprunte abondamment à la lignée marxiste, et à Mauss, Goblot, Lefebvre, Barthes, Baudrillard, Debord, et aux linguistes et sémiologues en vogue à son époque.

 Il leur emprunte en particulier une partie de leur vocabulaire, ce qui rend ses analyses métaphoriques, et donc fausses a priori : la sociologie n’est pas la linguistique, et un fait social n’est ni un signifiant, ni un signifié, ni une étymologie.

 Mais, pire encore, une partie de ses termes les plus répétés est utilisée dans un sens différent du dictionnaire : généalogie, terroriste, mondain[2], ce qui, sous de trompeuses apparences de brillant[3] et de profondeur, rend ses démonstrations fausses ou incompréhensibles.

 Ou mots utilisés à tort. L’expression qui revient presque à chaque page est celle de consommation libidinale, ludique, marginale, alors que bien souvent, la consommation qu’il décrit n’est pas spécialement ludique, encore moins libidinale, et encore moins marginale.

 Dans son langage ainsi faussé et trompeur, il enchaîne interminablement des « démonstrations » fondées sur des faits de consommation certes réels, mais qu’il semble avoir choisis de manière arbitraire[4], et qui visent toutes en définitive à prouver un tout petit nombre de thèses, plus contestables les unes que les autres : il voit se développer un consumérisme de la jouissance immédiate et sans entrave qui fera le lit du capitalisme néo-libéral, attribuant en outre cette dérive à la gauche social-démocrate.

 Il veut montrer comment ce capitalisme qui produit de plus en plus de superflu a besoin d’une structuration envahissante de la sphère de la consommation, dont il se pense le seul à percevoir le sens caché. Présenter le consommateur comme un jouisseur qui ne veut surtout rien savoir des peines endurées par le producteur ne va pas sans contradictions, puisque c’est souvent la même personne. Il en a conscience, et détaille avec soin la stratification de classe de la consommation, les pauvres producteurs n’ayant accès qu’aux couches les plus basses et les plus méprisées de la consommation.

 Que le capitalisme qui produit plus ait besoin de plus de consommation était une thèse déjà ancienne et évidente : on peut la faire remonter à Henri Ford.

 Qu’il ait besoin que cette consommation soit stratifiée par classe n’est pas vrai. Toutes les analyses sur la consommation de masse disent le contraire. Il est évident que les consommations les plus chères sont d’abord réservées aux plus riches, mais elles se répandent si on arrive à en faire baisser le prix. Qu’on attribue cela à des phénomènes de mode, d’envie ou d’imitation, ou tout simplement à la publicité, n’est qu’un épiphénomène.

 Attribuer ces évolutions à la social-démocratie est faux. La consommation de masse s’est développée en même temps que la production de masse, et ceci à travers tous les régimes politiques.

 Mais il faut ici aborder la véritable obsession de l’auteur, qui est celle d’un moraliste[5] puritain, arrogant et méprisant[6], à l’évidence affecté du syndrome du génie solitaire. Ce n’est pas la social-démocratie qu’il critique, mais, comme le dit son sous-titre, la social-démocratie libertaire. Et plus précisément que celle-ci, en prétendant libéraliser les mœurs et donc le peuple, a fait le lit du capitalisme néo-libéral, ce dont elle a été, grande hypocrite, la première profiteuse.

 Tout est contestable dans ces thèses.

 D’abord, la libéralisation des mœurs libère effectivement le peuple, ou en tout cas les gens en général. Quelle partie du peuple voudrait retourner dans le carcan moral du puritanisme d’antan ?

 Ensuite, une partie non négligeable de cette libéralisation ne profite pas au capitalisme. Le vote des femmes, la suppression de la peine de mort, la libéralisation de la sexualité et la normalisation de l’homosexualité ne lui rapportent rien, et on pourrait multiplier les exemples.

 Enfin, attribuer tout cela à la social-démocratie est historiquement faux. Le vote des femmes, c’était Gaulle en 1945. L’avortement et la pilule, c’était sous Giscard. Mai 68 eut lieu sous la droite. Poster, flipper, juke-box, jeans, cheveux longs, guitare, drogue, pilule, moto, chaîne hi-fi, nikon,… n’étaient pas des revendications social-démocrates.

 Que les dirigeants sociaux-démocrates, une fois au pouvoir, aient joui de leurs avantages et su les faire fructifier est une évidence banale ; mais qui s’applique tout autant aux dirigeants de droite.

 Cette phénoménologie freudo-marxiste enveloppe dans un commun mépris les jouisseurs distingués qui profiteront de tous les pouvoirs matériels et symboliques et les jouisseurs vulgaires : hippies, motards, casseurs, et bien sûr tous les gauchistes. Sa position vis-à-vis de l’écologie n’est pas claire : parfois il semble la considérer comme une échappatoire acceptable, parfois il semble l’englober dans son universel mépris.

 Selon moi, si cette révolution des mœurs peut sembler a priori libératrice et donc de gauche, elle n’empêche pas qu’après avoir bien joui, les jouisseurs vieillissants peuvent à la fin exprimer un besoin de loi et d’ordre, ne serait ce que pour conserver les avantages accumulés, gras ou maigres.

 Et le capitalisme séducteur, qui finance aussi bien la droite que la gauche, peut séduire l’électorat et lui vendre cette ultime séduction en finançant le retour de la droite au pouvoir. Que ce soit sous la forme flamboyante et vulgaire du contre-mépris hargneux du bas vers le haut à la Trump, ou sous la forme revisitée du Travail-Famille-Patrie à la Fillon.

 Décédé en 2009, Couscard a eu le temps d’être confronté à la crise rampante du capitalisme, et a écrit en 1998 qu’elle créait « dans les esprits, les conséquences subjectives du néofascisme. De Cohn-Bendit à Le Pen, la boucle est bouclée : voici venu le temps des frustrés revanchards »[7]. Cet anachronisme contient peut-être une part de vérité, mais qui tarde à se matérialiser.

 En attendant, c’est le retour en force de la droite et l’effondrement de la social-démocratie libérale-libertaire (qu’on préfère aujourd’hui appeler bo-bo, bourgeois-bohème, sans doute parce que bobo est plus facile à prononcer que liblib…) qu’il exècre, et qu’il a critiquée à nouveau dans son dernier livre, en 2005[8]

 C’est donc une erreur de perspective et un manque de vision que de concentrer la critique sur la social-démocratie, qui n’a fait que suivre l’air du temps, comme la droite.

Le principal reproche que je fais à ce livre, outre son style de camelot brillant mais faux, c’est de ne pas comprendre à quel point le capitalisme de la séduction est la principale séduction du capitalisme[9], ce qui en dernière analyse fait sa force irrésistible jusqu’à présent, et ce qui explique aussi le retour de la droite, encore et toujours, retour de balancier contre ce qui apparaît après coup comme un relâchement vraiment excessif. Avant de revenir à nouveau à la gauche après les excès répressifs de la droite ; quoique, de nos jours, on ne sache plus bien qui est le plus répressif des deux…

 Et de ne rien proposer là-contre… À quoi bon tirer jusqu’au bout sur l’ambulance de la gauche caviar ? la droite et l’extrême droite s’en chargent.

 Il serait autrement plus intéressant de nous expliquer comment ne pas se laisser séduire par le capitalisme. Ou du moins, pas complètement.

 Dans ce livre, Couscard n’a pas fait le saut nécessaire d’une philosophie morale puritaine à une philosophie politique. Celle qui rechercherait les voies d’un progrès qui ne porterait pas que sur la recherche des jouissances, distinctives ou non. Une véritable philosophie politique (et pas seulement de gauche) se serait attachée à rechercher les manières de retransformer, dans un premier temps, ceux qui se sont laissé séduire (seducere=emmener à part) et réduire à n’être que des consommateurs-contribuables-(et épargnants pour le mieux lotis), de les retransformer, donc, pour commencer, en citoyens. C’est-à-dire en acteurs capables de s’abstraire partiellement de leurs intérêts particuliers pour contribuer au bien public en cherchant à influencer les orientations politiques par tous les moyens acceptables (et pas seulement les jours d’élections).

 Ces citoyens, potentiels acteurs politiques, sont légions, principalement sous la forme infra-politique de l’écologisme et du bénévolat[10], citoyens qui peuvent aussi bien être de droite ou apolitiques. Réduire cet engagement personnel à un simple supplément d’âme, ultime jouissance narcissique de la bonne conscience revient à le condamner à rester méprisable et infra-politique. C’est désenchanter l’éternel dilemme des ONG qui peinent ou renoncent à transformer leur action quotidienne en influence politique.

 Cette trop facile critique de la gauche est tout sauf constructive. Elle masque l’urgente nécessité d’arrêter le déclin de nos sociétés. Lequel, de façon plus ou moins rapide et violente, va jusqu’à menacer leur forme actuelle de sociétés démocratiques, forme déjà largement théâtralisée et neutralisée.


[1] Il ne cite que Boris Vian, et « sa grande œuvre, évidemment méconnue ».

[2] Son mot préféré, qu’il emploie sans cesse et ne définit jamais.

[3] Avec des titres surréalistes ou poétiques, comme on voudra : « Potlatch : l’ethnologie du Plan Marshall », qu’il réduit abusivement à la consommation des surplus de l’armée américaine ; « L’animation machinale.-La statue de Pompidou » qui sera « bien plus belle que celle de Condillac ». Un vraie mine d’or stylistique…

[4] Poster, flipper, juke-box, jeans, cheveux longs, guitare, drogue, pilule, moto, chaîne hi-fi, nikon,…

[5] Aymercic Monville, préfacier de la réédition de 2015, écrit qu’il s’agit d’un « moraliste au sens d’analyste des mœurs », pas « sous l’angle moralisateur ». Le ton du livre prouve que si. Comme le sous-titre : il s’agit d’une critique, et d’une critique morale. « Cette critique des mœurs », ajoute-t-il, ne vise « que la récupération qu’en tire le néocapitalisme ».  C’est lui qui le dit.

[6] Son mépris misanthrope et solitaire mêle avec une joie mauvaise mépris des autres et mépris de leurs plaisirs. Citons Anders : « la véritable vulgarisation, comme tout véritable enseignement, ne transmet pas seulement son objet mais aussi le respect de celui-ci. »

[7] Néofascisme et idéologie du désir, Delga, 2008.

[8] Critique du libéralisme libertaire, Delga.

[9] « L’esprit du capitalisme n’en est plus à l’austérité du protestantisme, mais au jésuitisme de la séduction », écrit justement le préfacier.

[10] À commencer par les élus locaux ; mais bien d’autres associatifs aussi : sans doute plus d’un million de citoyens potentiels au total.

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