Les crises de 1930-34 et 39-45 ont convaincu les dirigeants politiques de financer les reconstructions par le déficit budgétaire en puisant à volonté dans les caisses de leurs banques centrales. Cela a bien fonctionné jusqu’à ce que la flambée des cours du pétrole et la hausse des taux prédatrice de la banque centrale des États-Unis remplacent la croissance par l’inflation.
La vielle et fausse théorie quantitative de la monnaie fut tirée de son long coma justifié par Milton Friedman : il prétendit que l’inflation venait de la quantité excessive de monnaie engendrée par ces déficits financés par les banques centrales, et convainquit les gouvernants de rendre ces banques indépendantes, avec pour principal objectif de contenir l’inflation. L’inflation disparut en effet des pays occidentaux, quoique pour de tout autres raisons.
Mais les banques centrales restèrent indépendantes. Des États.
Tandis que les spéculateurs obtinrent la libre circulation des capitaux et la liberté de spéculer sur les actions, sur les taux d’intérêt, sur les monnaies, sur les matières premières, directement et via des produits « dérivés » ou « structurés ». Puis, impatients de connaître à chaque instant la valeur de leur « position », obtinrent un changement radical des principes de la comptabilité : désormais, tout est comptabilisé en valeur de marché, laquelle change tous les jours.
De sorte que telle banque, prospère aujourd’hui, peut être ruinée demain, du fait de la baisse des cours des titres sur laquelle elle a aussi été autorisée à spéculer.
Mais les banques ne sont pas des entreprises comme les autres. Elles sont au cœur de nos économies, créent la plus grosse part de la monnaie en achetant ou prêtant, et se prêtent entre elles, de sorte que la faillite d’une grosse banque peut entraîner celle des autres.
Les banques centrales sont les gardiennes de leur monnaie, donc les gardiennes des banques opérant avec leur monnaie. Elles ne peuvent laisser leurs grandes banques faire faillite, car alors c’est tout qui disparaît, leur monnaie, leur économie, et elles avec. Comme l’a dit le patron de la banque centrale européenne : « je ferai tout ce qu’il faudra pour sauver l’euro », en clair : « tout ce qu’il faudra pour rassurer les spéculateurs », car ce sont les spéculateurs qui brassent les plus grosses quantités de monnaie sur les marchés financiers, et, à la moindre alerte, spéculent contre elle. La banque centrale des États-Unis, dirigée par Greenspan, intervint pour effacer le krach boursier de 1987. Les spéculateurs surnommèrent cette intervention le Greenspan’s put : « les produits financiers dont nous ne voudrons plus et qui ne trouveront plus preneur, Greenspan nous les rachètera ». Et les successeurs de Greenspan refirent la même chose à partir de 2008 : la banque centrale racheta les produits dérivés et structurés contenant des subprimesdévalorisés, et les a garda le temps nécessaire pour qu’ils reprennent de la valeur, les revendant ensuite discrètement et petit à petit.
La crise de 2007 n’a été surmontée que par l’action massive des banques centrales (et des États, eux-mêmes financés par les banques centrales), mais demeure menaçante, rampant autour des banques centrales. Dès que ces dernières font mine de resserrer les cordons de leur bourse, les commentateurs sentent une certaine « nervosité des marchés », en clair les spéculateurs prennent peur. Et, très vite, qu’elles le veuillent ou non, que cela soit ou non dans leur mandat, les banques centrales font machine arrière[1]. Bien sûr sans jamais avouer qu’il s’agit de rassurer les spéculateurs, mais en utilisant un vocabulaire codé, du style : « il faut mieux ancrer les anticipations d’inflation des acteurs économiques », et autres fadaises monétaristes et néo-keynésiennes…
Les économistes s’alarment :
« Des taux négatifs ? Mais ça n’est pas prévu par nos théories ! C’est une hérésie ! Ça va financer des entreprises et des investissements non rentables et ruiner les épargnants ! ». Financer des investissements non rentables, tant mieux s’ils sont écologiques ou utiles au public. Quant aux petits épargnants, ils ne sont pas ruinés, ils cessent seulement de « s’enrichir en dormant »[2], ce qui n’est que justice…
« Au lieu de susciter l’inflation des prix des biens et services comme le veut la théorie, cette création monétaire débridée fait monter les prix des actifs, créant des bulles financières qui vont éclater, provoquant des crises ». Certes, baissant les taux et achetant des obligations, cette politique monétaire les fait mécaniquement monter : la bulle des obligations est sous contrôle des banques centrales ; mais pas les bulles des actions ni de l’immobilier, cette dernière particulièrement nuisible aux pauvres. Vivement qu’elle éclate !
Mais, pour la prochaine crise, d’autres remèdes seront nécessaires, et suffisants, pour ne pas répéter les mêmes erreurs.
Cinq mesures s’imposent absolument :
- remettre les banques centrales sous le contrôle des gouvernements, pour qu’elles financent d’utiles investissements publics, délaissés depuis la vague de déréglementation financière, et peu importe s’ils ne sont pas financièrement rentables,
- interdire aux banques de spéculer ou de financer des prises de risques spéculatifs, et les superviser sur la base de règles simples, forfaitaires et incontournables, comme avant, et non selon des modèles mathématiques variant au gré des banques,
- interdire tout crédit à l’achat d’un logement d’occasion, qui ne fait qu’accroître leur prix et le montant de leur loyer, mais pas leur valeur d’usage,
- revenir à une comptabilité en coûts historiques en ignorant superbement les valeurs de marché erratiques,
- et, pour éviter que ces mouvements erratiques déstabilisent les économies et les monnaies, rétablir le contrôle des changes.
Utopique ?
C’est ainsi que nous avons vécu pendant les Trente Glorieuses. C’était bien.
[1] Le dernier épisode fut l’intervention massive de la banque centrale de New-York à partir du 17 septembre 2019 pour juguler la hausse des taux sur le marché monétaire des refinancements au jour le jour adossés à des obligations du Trésor (repo, un marché de près de 1000 milliards de dollars : apports de la FED de 300 milliards). Cet épisode cache sans doute les difficultés d’au moins un grand établissement de la place à se procurer de l’argent frais, mais la banque centrale a refusé de révéler son nom, violant expressément la loi sur la transparence des décisions administratives, et le cachant même à ses homologues d’outre-Atlantique… Elle n’a pas le choix : si cet établissement pris à la gorge ne reçoit pas l’argent dont il a besoin, il va vendre des titres publics, en faisant brutalement remonter les taux ; c’est pourquoi elle s’est précipitamment mise à racheter les obligation du Trésor qu’elle vendait ces derniers temps, et inversant aussi sa politique de hausse des taux.
[2] Expression empruntée par Mitterrand à John Stuart Mill, en-dessous de la réalité : ils s’enrichissent aussi quand ils ne dorment pas…