Les neutrinos peuvent-ils circuler plus vite que la lumière ? La semaine dernière, «Samedi-sciences» relatait l'observation, par des physiciens du Cern travaillant sur l'expérience Opera, d'un minuscule «excès de vitesse» attribué à des neutrinos lancés sur unparcours de 730 kilomètres entre Genève et San Grasso, dans les Abbruzzes.
Si la nouvelle se confirmait, elle aurait des conséquences majeures sur l'édifice théorique de la physique, dont l'un des piliers, la relativité, pose en principe intangible qu'aucune particule ne peut dépasser la vitesse de la lumière. On comprend que la nouvelle ait fait le tour des médias de la planète et suscité un intense ramdam sur internet. On comprend aussi le scepticisme de nombreux physiciens qui pensent qu'avant de mettre Einstein au placard ou d'admettre qu'on peut voyager dans le temps, il faut s'assurer que le résultat d'Opera est bien exact.

Selon une formule de l'astronome Carl Sagan, «Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires». De son côté, Jim Al-Khalili, professeur de physique àl'université du Surrey, n'a pas hésité à déclarer: «Si l'expériencedu Cern s'avère correcte et que les neutrinos ont vraiment dépassé la vitessede la lumière, je veux bien manger mon boxer-short en direct à la télévision»...
Dans un registre plus cynique, le dessin humoristique ci-dessous est paru sur le site physics-stackexchange, destinés aux chercheurs, universitaires et étudiants en physique :

Agrandissement : Illustration 2

Traduction résumée: le personnage de droite explique qu'il a renoncé à rappeler, à chaque annonce spectaculaire qui bouleverse la physique, qu'il faut être prudent, que les experts ne sont pas tous stupides, etc. Dorénavant, il cherche des interlocuteurs crédules et parie 200 dollars avec chacun d'eux que les résultats seront invalidés."C'est mesquin", dit le personnage de gauche. "Ça paie bien, répond l'autre, et si je me trompe, je serai trop excité par la nouvelle physique pour regretter la perte" (les explications complètes de physics-stackexchange sur l'expérience Opera sont ici).
Mais que les neutrinossupraliminiques soient une réalité ou un artefact résultant d'une erreurexpérimentale, ils passionnent aussi bien le public non spécialiste que lesscientifiques. Ces derniers ont multiplié blogs et forums de discussionconsacrés à la question. Les lecteurs de Mediapart, pour leur part, onttémoigné de leur très vif intérêt en postant un nombre record de commentaires.D'où ce deuxième épisode, dont l'objectif est d'apporter quelques éléments deréponse supplémentaires aux questions que les lecteurs pourraient se poser sur ces neutrinos plus rapides que l'éclair.
1) Comment les physiciens ont-ils mesuré lavitesse des neutrinos ?
La première partie de la manipconsiste à produire un faisceau de neutrinos à partir du Supersynchrotronà protons du Cern (SPS). A la sortie du SPS, le faisceau de neutrinos estdirigé vers le détecteur Opera, qui se trouve dans une cavité creusée sous lemassif du Gran Sasso, à 730 kilomètres du point de départ. C'est là quel'affaire se corse, car les neutrinos ont tendance à passer à travers n'importequoi sans être affectés, et il est donc très difficile de les détecter.L'appareil qui permet de le faire, le détecteur Opera, pèse plus de 600 tonneset il est constitué de pas moins de 150.000 couches de film photographiqueséparées par des plaques de plomb.

Agrandissement : Illustration 3

Malgré cet important dispositif, les physiciens nedétectent qu'une infime minorité des neutrinos émis, comme l'explique lephysicien Jean-Marc Lévy-Leblond (université de Nice), qui développe son point de vue sur le site de Marianne : «Dansl'expérience Opera, les physiciens ont détecté 16.111 neutrinosexactement en 3 ans, pour cent milliards de milliards de protons utiliséset un nombre comparable de neutrinos émis au départ et dont l'immensemajorité a donc traversé leur détecteur sans y laisser la moindre trace», explique Lévy-Leblond.
Ce n'est pas tout : pourconnaître la vitesse des neutrinos, il faut mesurer les temps d'arrivée et dedépart avec une précision qui se chiffre en nanosecondes (milliardièmes deseconde) et déterminer la longueur du trajet à quelques centimètres près.Cette mesure est effectuée à l'aide d'un GPS. De plus, la vitesse des neutrinosn'est pas mesurée individuellement. Elle est calculée statistiquement sur l'ensemble des quelques 16.000neutrinos qui ont été décelés par le détecteur du San Grasso.
2) Pourquoi les neutrinostraversent-ils presque tous les obstacles ?
Parce qu'ils n'interagissent quasiment pas avec lamatière. Ils n'ont pas de charge électrique et ne sont donc pas sensibles auxinteractions électromagnétiques. Ils ne sont pas non plus sensibles àl'interaction forte, la force qui tient ensemble les protons et neutrons desnoyaux atomiques. En fait, explique Jean-Marc Lévy-Leblond, les neutrinos ne sont touchés que parles «interactions nucléaires "faibles"celles-là même qui les produisent dansdes phénomènes du genre radioactivité bêta (exemple princeps : ladésintégration spontanée du neutron en proton+électron+neutrino, ou celledu muon en électron+neutrino). Ces interactions sont beaucoup plus faiblesque les interactions nucléaires fortes et les interactions électromagnétiques,ce qui fait que les neutrinos réagissent très peu avec la matière. Mais cela leur arrive,évidemment, et ils provoquent alors des phénomènes de radioactivité bêtainverse (neutrino+proton->neutron+positon). Simplement la probabilité d'untel évènement est minuscule : sur 10 milliards de neutrinosde 1 Mev qui traversernt la Terre, un seul va interagir avec lesatomes constituant la Terre. Il faudrait une épaisseur d'une année-lumière de plomb pour arrêter lamoitié des neutrinos de passage. »
Notons à ce propos que la ministreitalienne de l'Education et de la recherche a produit une perle rare sous formed'un communiqué dans lequel elle se félicite de l'apport de l'Italie à la«construction d'un tunnel entre Genève et le laboratoire du Gran Sasso». Non,les neutrinos n'ont pas filé dans un tunnel de 730 kilomètres ! Ils ontsimplement traversé la matière en ligne droite pour rejoindre le point d'arrivée(voir l'illustration dans le «Samedi-sciences» précédent).
3) Quelle est la marge d'erreurde l'expérience ?
Les physiciens de l'équipe Operaont calculé pour les neutrinos une durée de parcours moyenne inférieure de 60nanosecondes à celle qu'il aurait fallu à un faisceau lumineux pour effectuerle même trajet. Et cela, avec une marge d'erreur de seulement 10 nanosecondes.Cette marge d'erreur est la clé du résultat : une expérience analogue,réalisée aux Etats-Unis, avec le détecteur MINOS, avait aussi indiqué un excèsde vitesse des neutrinos, mais la marge d'erreur était de 70 nanosecondes, 7fois celle du Cern. Aussi les chercheurs de l'équipe MINOS avaient-ilsconsidéré que le résultat n'était pas significatif. Chang Kee Jung, spécialistespécialiste des neutrinos à l'université Stony Brook (New York), a travaillésur un dispositif similaire à celui du Cern. Il estime que les mesures au GPSentraînent des incertitudes de plusieurs dizaines de nanosecondes, et trouveétonnant que ses collègues aient réussi à réduire cette erreur à seulement 10nanosecondes. De leur côté, les 175 physiciens de l'équipe Opera affirmentavoir cherché méthodiquement toutes les causes d'erreurs. Mais ils concluentleur article en déclarant qu'ils continuent à chercher « de possibleseffets systématiques inconnus expliquant l'anomalie », et qu'à ce stade, ils choisissent «de nepas chercher à fournir la moindre interprétation théorique ou phénoménologiquede [leurs] résultats. »
4) Dans ces conditions, l'annonce des résultats était-elleprématurée ?
Bon nombre de physiciens lepensent, même s'ils n'envisagent pas tous de manger leur short. Chang Kee Jung,le physicien de Stony Brook, se dit prêt à parier sa maison que ses collèguesdu Cern ont fait une erreur de mesure qui n'a pas été détectée. Pour lephysicien Jean-Marc Lévy-Leblond (université de Nice), «si l'expérience est intéressante etstimulante, elle n'est pas vraiment concluante», et «l'intérêt des médias se déclenche sur une informationdouteuse et, en tout cas, prématurée». Etd'observer : « Avant d'abandonner une notion étayée par unbon siècle de multiples confirmations expérimentales et d'une forte cohérencethéorique, les physiciens y regardent à deux fois. Des résultats aussitroublants ne seront pas admis sans que les détails fins d'une expérience trèsdélicate soient scrutés de près par des experts du domaine et que ces résultatssoient reproduits par des expériences indépendantes. »
De son côté, Antonio Ereditato, del'université de Bern, porte-partole de l'équipe Opera, a appelé ses collèguesdu monde entier à confirmer ou infirmer les résultats par des expériencesindépendantes. Cité dans uncommuniqué du Cern, il a déclaré : «Ce résultat est une surprisetotale. Après des mois de contrôles et de vérifications, nous n'avons trouvéaucun effet instrumental qui pourrait expliquer les résultats de nos mesures.L'équipe Opera va poursuivre ces investigations, mais nous attendons aussi quedes mesures indépendantes permettent d'évaluer la nature exacte de notreobservation ».
Certains penseront que l'annonced'un résultat aussi sujet à controverse est surtout un coup publicitaire duCern. « Nous étions obligés de dire quelque chose, estimeEreditato. Il aurait été malhonnête de cacher la poussière sous letapis.»

Agrandissement : Illustration 4

5) Quelles sont les conséquences potentielles desrésultats, s'ils sont exacts ?
Au maximum, il faut abandonner lathéorie de la relativité, selon laquelle la vitesse de la lumière constitue unelimite pour toute particule matérielle. Une nuance doit cependant êtreintroduite ici : si la relativité impose une vitesse-limite, celle-cin'est égale à la vitesse de la lumière que si les photons, particulesélémentaires de la lumière et des ondes électromagnétiques, ont une masseexactement égale à zéro. Or, remarque Lévy-Leblond, «des neutrinos plus légers que les photons iraient plusvite que la lumière. » Mais,ajoute-t-il, ce n'est certainement pas l'explication cherchée ici, car enl'état des connaissances, «les limites supérieures sur la masse duphoton sont considérablement plus faibles que les masses attribuées aux neutrinos.»
Une autre idée avancée par certainsphysiciens consiste à supposer que l'espace physique a une géométrie pluscomplexe que celui de la théprie d'Einstein, et qu'il comporte des dimensionssupplémentaires qui permettraient aux neutrinos de trouver des «raccourcis».
Steven Gubser, de l'université dePrinceton, développe ce concept dansun article où il suppose qu'il existe une dimension dans laquelle lesneutrinos peuvent circuler, mais qui est interdites aux photons et aux autresparticules chargées. Mais il constate que son modèle conduit à de nouvellesdifficultés théoriques qu'il n'a pas résolu jusqu'ici.
On peut ajouter que, comme il a étéexposé dans le précédent «Samedi-sciences», l'observation du Gran Sassocontredit celles qui ont été faites précédemment sur les neutrinos émis par lasupernova 1987A, qui n'ont apparemment pas dépassé la vitesse de la lumière.
Par conséquent, jusqu'à plus ampleinformé, l'hypothèse la plus plausible est que l'équipe d'Opera n'a pas pris encompte toutes les causes d'erreur possibles. On en saura sans doute davantagedans les prochaines semaines.