Une violente controverse scientifique fait rage depuis novembre dernier à propos de recherches sur le virus de la grippe aviaire H5N1. J’ai rendu compte, dans deux articles parus sur le fil d’actualité de Mediapart (à lire ici et ici), de cette polémique dont l’objet est de savoir s’il faut ou non publier certains travaux sur le H5N1. Les recherches visées portent sur les mutations du virus H5N1 qui facilitent la transmission à l'homme de la grippe aviaire.
Les deux principales équipes impliquées dans ces travaux sont celle de Ron Fouchier, du Centre médical Erasme de Rotterdam, et celle de Yoshihiro Kawaoka à l'université du Wisconsin (Madison). Ces deux équipes ont produit en laboratoire des souches de H5N1 génétiquement modifiées qui se transmettent par voie aérienne entre des furets, utilisés comme modèles animaux. Selon Ron Fouchier, son équipe a créé «probablement l'un des plus dangereux virus que l'on puisse faire».
Pour se faire une idée précise du degré de danger dont il est question, il faut savoir que le virus H5N1, qui a réémergé début 2004 en Asie (après une première apparition en 1996), a tué au cours des huit dernières années 344 des 583 personnes qu’il a infectées. Cela représente un taux de létalité de 59%. A titre de comparaison, la grippe de 1918, qui a fait 50 millions de morts, n'était fatale que dans 2% des cas.
Heureusement, le H5N1 «sauvage», qui se diffuse parmi les populations d'oiseaux, se transmet difficilement à l'homme. A l'évidence, un virus aussi meurtrier qui se transmettrait parmi les humains aussi facilement que les virus de grippe saisonniers habituels représenterait une terrible menace. Or, c’est précisément ce que Ron Fouchier déclare avoir fabriqué dans son laboratoire.
D’où la polémique: certains scientifiques craignent que ces recherches sur les virus manipulés soient détournées dans un but malveillant par des bioterroristes, ou qu’une souche virale meurtrière s’échappe accidentellement d’un laboratoire. Les adversaires les plus virulents de cette virologie trans-espèces estiment qu’on n’aurait même pas dû entreprendre ces recherches.
Les plus modérés pensent qu’il faut les mener, mais ne pas publier les données les plus «stratégiques». Ce à quoi les partisans de Fouchier et Kawaoka répliquent que le principe de la liberté de publication est la base de toute recherche scientifique, et que de toute façon le filtrage de l’information ne serait pas efficace et ne changerait pas vraiment la situation.
De fait, la discussion, bien que son objet initial soit un aspect très particulier et très spécialisé de la biologie des virus, implique un enjeu plus large : il est incontestable que la recherche en général ne peut pas fonctionner sans une liberté totale de communication entre chercheurs. Accepter le principe d’une censure, même au nom d’une logique de précaution, est contraire à l’esprit même de la recherche.
Mais dans le cas des travaux de Fouchier et Kawaoka, l’inquiétude a été telle que des mesures sans précédent ont été prises. Dans un premier temps, alors que chacune des deux équipes avaient rédigé un article, les deux projets d’article ont été examinés par le NSABB (National science advisory board for biosecurity), comité scientifique américain qui s'occupe des risques liés au bioterrorisme.
Aucun des deux articles n’a encore été publié. Celui de Fouchier a été soumis à Science et celui de Kawaoka à Nature. Ces deux revues internationales ont accepté de publier les articles, mais après que les chercheurs auront fait le tri entre les informations publiables et celles qui devraient rester confidentielles. Ce processus est en cours.
Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là : une quarantaine de scientifiques travaillant dans les laboratoires les plus en pointe sur le domaine des virus de la grippe, dont bien sûr Fouchier et Kawaoka, ont appelé à un moratoire exceptionnel de deux mois sur ce type de recherche. L’appel, daté du 20 janvier, est sur le site de la revue Science.
Ce moratoire doit permettre d’ouvrir «un forum international au cours duquel la communauté scientifique puisse discuter en détail» des problèmes soulevés par les travaux sur le H5N1. La réunion se tiendrait fin février au siège de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève.
Ron Fouchier et Yoshihiro Kawaoka ont donc accepté d’observer une pause dans leurs recherches, bien qu’ils aient eux-même expliqué que ces recherches étaient nécessaires et que les risques avaient été exagérés. Ces recherches sont nécessaires, estiment les biologistes, parce qu’un H5N1 «humanisé» pourrait surgir naturellement. Cette possibilité justifie d’étudier par anticipation les mécanismes qui permettraient au H5N1 de se diffuser dans notre espèce.
D’autre part, selon Fouchier, un groupe terroriste ne disposerait ni des moyens techniques ni de la formation scientifique nécessaires pour reproduire ses travaux, même s’il publiait un article non censuré. Et, d’après notre chercheur, il existe des méthodes beaucoup moins compliquées pour parvenir au même résultat: «La nature est le plus grand bioterroriste, dit Fouchier. Il existe beaucoup d'agents pathogènes naturels faciles à obtenir et qui peuvent faire des dégâts importants. D'éventuels bioterroristes peuvent recourir à de nombreux moyens de nuire plus simples que de recréer le H5N1. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut faire dans un garage. Mais on peut recueillir des virus sauvages dans la nature et les cultiver dans son garage.»
Si les recherches sont justifiées et ne font pas courir de risque inacceptable, pourquoi tout ce tapage ? Assiste-t-on à un pur psychodrame scientifique? Il est permis de se poser la question, après la lecture d’une analyse publiée le 3 février par Science, et signée Jon Cohen.
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Selon ce texte, le fait que les travaux de Fouchier et Kawaoka aient été effectués avec des furets relativise fortement leur portée. Certes, le furet est considéré comme le meilleur modèle animal pour étudier la transmission de la grippe chez les humains. Des souches virales qui infectent les humains se propagent parmi les furets en causant des symptômes analogues.
Pour autant, le modèle n’est pas parfait, loin de là. Pendant l’été 2009, l’équipe de Fouchier et celle de Kawaoka ont toutes deux publié des articles sur un autre virus de grippe, le H1N1 responsable de cette fameuse pandémie qui a fait beaucoup plus de peur que de mal. Du moins en termes sanitaires, car elle a causé des dommages importants au budget de plusieurs pays, notamment la France, qui avait constitué un stock considérable de vaccins largement inutilisés.
Or, les articles publié en 2009 par Kawaoka et Fouchier concluaient toutes deux, sur la base du modèle du furet, que le H1N1 pouvait faire d’importants dégâts. L’université du Wisconsin, celle de Kawaoka, a même publié un communiqué intitulé : «Une étude suggère que le H1N1 est plus dangereux qu’on ne le croyait». En fait, c’était pour les furets qu’il était plus dangereux…
A l’inverse, Kawaoka a indiqué dans un point de vue publié par Nature que son virus H5N1 modifié n’avait tué aucun animal. Il serait donc moins dangereux que celui de Fouchier. Mais ce que montrent ces données contradictoires, c’est que, comme tout modèle animal, celui du furet a ses limites. Et qu’il ne permettrait pas forcément de prédire les effets d’un virus sur l’homme.
Pour autant, les scientifiques ne sont pas prêts à abandonner le modèle du furet, qui reste le meilleur, ou le moions mauvais, sauf à faire des expériences sur les humains eux-mêmes… La recherche, comme on sait, consiste assez souvent à chercher sous le réverbère, pas forcément parce que c’est le bon endroit, mais parce que c’est là qu’il y a de la lumière.