Comment dit-on « pomme » en langage chimpanzé ? Selon Katie Slocombe, spécialiste de la communication vocale chez ces grands singes, ils désignent différents aliments par des grognements spécifiques, d’une manière assez similaire à celle dont nous utilisons les mots d’une langue. Mieux, un groupe de chimpanzés qui utilise un certain grognement pour dire « pomme » peut, au cours du temps, modifier ce son pour le faire ressembler à celui choisi par un autre groupe avec lequel il est en contact. Un peu comme des immigrants apprennent à utiliser la langue de leur nouveau pays.

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Katie Slocombe et ses collègues de l’université d’York (Royaume-Uni) ont fait cette étonnante découverte en suivant deux groupes de chimpanzés captifs. Le premier était formé de six animaux vivant au zoo d’Édimbourg, en Écosse. En 2010, sept nouveaux chimpanzés, venus d’un parc néerlandais, ont été transférés dans le zoo écossais. Les chercheurs ont enregistrés leurs vocalises. Lorsqu’on leur distribuait des pommes, les sept nouveaux venus émettaient des sons aigus et puissants. Mais leurs congénères déjà installés dans le zoo d’Édimbourg usaient, eux, d’un son plus grave et moins fort. Or, trois ans après, Slocombe et ses collègues ont constaté que les immigrants avaient changé leur grognement de telle manière qu’il ressemblait à celui des « Écossais ».
Les chercheurs ont fait une analyse acoustique pour vérifier la convergence des sons utilisés par les deux groupes de chimpanzés, mais il suffit d’écouter leurs cris pour réaliser la différence, comme le montrent les enregistrements ci-dessous.
« Il est assez facile de percevoir la différence entre les appels des deux groupes associés aux pommes en 2010, et de réaliser qu’en 2013 les “Hollandais” ont changé leurs cris en les rendant plus proches de ceux des chimpanzés d’Edimbourg », dit Stuart Watson, un des chercheurs de l’équipe d’York. Slocombe et ses collègues ont aussi constaté que le changement n’était pas corrélé aux préférences individuelles des chimpanzés pour les pommes : c’est l’ensemble du groupe « immigrant » qui s’est mis à prendre « l’accent écossais » à mesure que les deux groupes se sont mieux connus.
Une telle flexibilité dans l’expression vocale des chimpanzés est remarquable, et montre qu’il y a moins de différences qu’on le pensait entre le langage humain et la communication des grands singes. Des observations réalisées sur le terrain, notamment sur un groupe étudié en Côte d’Ivoire par le primatologue Christophe Boesch, avaient déjà fait apparaître une certaine capacité d’imitation vocale chez les chimpanzés sauvages. Par exemple, un mâle peut imiter l’appel spécifique d’un autre, au point de se faire passer pour lui tant qu’on ne le voit pas. Mais dans ce cas, il s’agissait de chimpanzés vivant ensemble depuis longtemps. L’observation de chimpanzés prenant un « accent étranger » pour imiter un autre groupe que le leur est apparemment une première. L’étude de la communication des chimpanzés réserve sans doute encore de nombreuses surprises et montre que, si l’homme a poussé le langage plus loin que ses cousins, ses aptitudes linguistiques font partie d’un héritage évolutif antérieur à notre espèce.