Les chimpanzés sont de fins stratèges. Une expérience menée à l’Institut de recherche sur les primates de l’Université de Kyoto vient même de montrer qu’ils sont plus forts que les humains à un jeu de stratégie, appelé "jeu de l'inspection", dans lequel deux joueurs s’efforcent chacun d’anticiper le comportement de l’autre, un peu comme dans le jeu « pierre-feuille-ciseau ».
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En l’occurrence, le jeu est plus simple, car il n’y a que deux possibilités. Les deux joueurs se tiennent dos à dos, chacun en face d’un écran tactile d’ordinateur. Chacun peut choisir entre deux carrés bleus, l’un à droite et l’autre à gauche de l’écran. L’un des joueurs, le matcher en anglais, gagne chaque fois qu’il a fait le même choix que son adversaire ; l’autre, le mismatcher, gagne lorsqu’il a fait le choix opposé. A chaque tour, il y a donc un gagnant et un perdant (on peut voir une vidéo en cliquant ici).
Sur une longue série de coups, on peut montrer qu’il y a une limite supérieure à la fréquence des gains que peut remporter chaque joueur. Cette limite correspond à ce que l’on appelle un équilibre de Nash en théorie mathématique des jeux. Pratiquement, cela signifie que pour chaque joueur, il existe une stratégie optimale, et que si habilement qu’on joue, on ne peut pas faire mieux que cette stratégie. Si chacun des deux joueurs choisit la meilleure stratégie, on aboutit à l’équilibre.
Les deux co-auteurs de l’étude, Christopher Martin et Tetsuro Matsuzawa, ont comparé les performances de six chimpanzés et de seize étudiants japonais (leur recherche vient de paraître dans Nature). Les chimpanzés jouaient entre eux, et chaque duo de joueurs était formé d’une mère et de son petit ; les duos d’étudiants, eux n’avaient pas de relation familiale.
Chaque paire de joueurs a joué une série de 200 coups. Les gains se traduisaient en un certain nombre de morceaux de pomme pour les chimpanzés, et de pièces de monnaie pour les étudiants. Lorsque l’on compare les résultats, on constate que les duos d’étudiants jouent correctement, mais apprennent assez lentement à anticiper le choix de l’adversaire. Leurs gains finaux sont loin de l’optimum théorique. En revanche, les duos de chimpanzés es duos d’étudiants obtiennent des gains remarquables, et atteignent quasiment le gain maximum possible.
Les chimpanzés conservent leur avantage même lorsque l’on permute les rôles (le matcher devenant le mismatcher et inversement. Les chercheurs ont aussi introduit une variante en changeant la valeur des gains de sorte que le matcher gagne plus lorsque le carré à deviner se trouve à gauche de l’écran que lorsqu’il est à droite. Cette variante change l’équilibre du jeu. Mais les chimpanzés s’y adaptent sans difficulté.
Les chercheurs ont fait encore une autre tentative : ils ont fait jouer des duos d’hommes adultes du village de Bossou, en Guinée (le choix de Bossou est lié à ce que l’équipe de Matsuzawa étudie aussi des chimpanzés sauvages dans cette région). Les conditions du jeu étaient différentes à Bossou, les gains étant nettement plus importants (un joueur gagnait en moyenne 10 000 francs guinéens, un peu plus d’un euro, au cours d’une partie). Mais même avec la motivation d’un gain significatif, les joueurs de Bossou ont réalisé des performances nettement inférieures à celles des chimpanzés.
Pourquoi ? Tetsuro Matsuzawa et ses collègues ont envisagé plusieurs explications. Les chimpanzés qui ont concouru sont habitué depuis longtemps au dispositif utilisé à l’Institut de recherche sur les primates de Kyoto. De plus, le fait que les paires de joueurs sont formées d’une mère et de son enfant peut être un avantage, s’il s’agit d’anticiper le comportement de l’autre. Mais les étudiants japonais sont familiarisés avec des jeux video et n’ont pas de difficulté à manipuler un écran tactile. Quant à la relation mère-enfant, elle pourrait aussi jouer en sens inverse, et conduire les chimpanzés à se montrer moins compétitifs. Par ailleurs, les villageaois de Bossou, sans être apparentés, se connaissent de longue date.
Au total, les chercheurs estiment que les chimpanzés ont un avantage réel, et que cet avantage pourrait être lié à leur excellente mémoire à court terme. Cette mémoire pourrait leur faciliter la reconnaissance d’un schéma de jeu, et les aider ainsi à anticiper le comportement du joueur adverse. La supériorité de la mémoire visuelle des chimpanzés sur celle des humains a été démontrée par une expérience antérieure dirigée par Matsuzawa à l’institut de Kyoto. Il s’agissait de retenir une séquence de nombres qui s’allumaient rapidement sur un écran avant de disparaître. A ce jeu de mémoire, les chimpanzés battaient les humains à plate couture (voir la video ci-dessous).
Longtemps, les expériences de laboratoire sur les chimpanzés et les autres grands singes ont fait apparaître ces derniers comme très inférieurs aux humains. Matsuzawa et ses collègues ont réussi à renouveler ce type d’expérience, en créant des situations de laboratoire qui, même si elles sont artificielles, sont beaucoup plus favorables au chimpanzés que les dispositifs antérieurs. Faire jouer deux chimpanzés l’un contre l’autre, plutôt qu’un chimpanzé contre un humain, comme on l’aurait fait il y a une vingtaine d’années, permet de faire apparaître des capacités qui sont longtemps restées invisibles. Ce n’est pas un hasard si les chercheurs qui ont inventé ce dispositif ont aussi mené des études de terrain sur des chimpanzés sauvages. D’autres expériences dans la même veine devraient apporter de nouvelles révélations sur nos cousins primates.