Agrandissement : Illustration 1
C’est le genre d’idées qui risque de provoquer une levée de boucliers immédiate, et pourtant… Selon James Fishkin, professeur de science politique et directeur du « Center for Deliberative Democraty » à l’université Stanford, Californie, plutôt que d’appeler tous les citoyens à élire leur président de la république, il serait préférable de sélectionner, de manière aléatoire, un échantillon représentatif de la population, dont le vote serait ensuite extrapolé à tout le pays.
Antidémocratique ? Pour son deuxième mandat, en 2004, George Bush a été élu avec un taux d’abstention de 43,3% ; et 37% des électeurs ne se sont pas dérangés lors de l’élection de Barack Obama en 2008. De fait, aux Etats-Unis, le comportement des électeurs met en question le fonctionnement du suffrage universel. C’est moins vrai en France, mais l’abstention très élevée du 21 avril 2002 n’a-t-elle pas été l’un des facteurs qui ont permis l’accession de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour ?
L’idée de Fishkin est qu’au lieu d’un suffrage universel qui n’est pas réellement appliqué, il vaudrait mieux choisir un groupe d’électeurs qui s’investiraient pleinement dans le vote, et qui traduiraient la volonté publique. A l’échelle de la population des Etats-Unis, soit 313 millions d’habitants, un échantillon de 100.000 votants restituerait une image fidèle de l’opinion. En France, il suffirait d’un groupe d’environ 20.000 électeurs.
D’après James Fishkin, un tel système permettrait de retrouver un meilleur fonctionnement démocratique, parce que le citoyen ordinaire ne peut consacrer un temps suffisant pour s’informer, réfléchir et décider en connaissance de cause. Et cela, alors que des questions de plus en plus complexes sont posées lors des élections. Ainsi, en 2010, les électeurs californiens devaient se prononcer sur quatorze propositions concernant des sujets variés allant de la législation sur les drogues aux règles budgétaires.
« Les gens ont si peu de temps pour délibérer que certaines personnes font des choix reposant sur le fait qu’ils trouvent la coiffure d’un candidat à leur goût», estime Fishkin, interrogé dans le magazine Wired. On pourrait lui objecter que la situation semble moins caricaturale en Europe. En France, notamment, le référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne a suscité une discussion à grande échelle, malgré la complexité du sujet. D’un autre côté, il n’est pas évident que le résultat ait été réellement un choix informé des citoyens.
Quoi qu’il en soit, selon Fishkin, le vote dans les démocraties modernes risque de se dévoyer dans la futilité. Pour y remédier et tester son idée, le professeur de Stanford a organisé des groupes de discussion dans 18 pays, notamment la Grèce et la Chine. Chaque groupe comporte entre 200 et 300 citoyens choisis de manière aléatoire. A l’occasion d’une élection ou d’un référendum d’initiative populaire, le groupe consacre un ou deux jours à écouter et discuter les points de vue de différents experts sur les mérites respectifs des candidats ou sur la question posée.
Le groupe est sondé avant et après ces discussions. Comme on pouvait l’imaginer, les opinions des membres du groupe changent très souvent après ces délibérations. Ce qui conforte l’idée qu’en temps normal, le vote des électeurs n’est pas suffisamment informé. Et que les décisions prises par un sous-groupe représentatif et bien informé seraient meilleures que celles qui sont issues du suffrage universel.
Fishkin propose de mettre en application ce concept lors des votes réels. D’après lui, l’idée n’est pas aussi choquante qu’il y paraît, et elle est déjà en pratique dans certains cas. Par exemple, nous considérons comme légitime la décision d’un jury de cour d’assises, puisque les jurés ont été informés et ont pris le temps de délibérer. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour des décisions d’importance locale ou nationale ?
Un autre Californien, David Chaum, spécialiste de cryptographie, a mis au point un procédé qui sélectionne de manière aléatoire des électeurs tout en respectant leur anonymat. On peut comprendre en effet que si l’on faisait appel à un panel d’électeurs connus de tous, ces électeurs risqueraient de subir des pressions variées. Avec le système de Chaum, les votants choisis au hasard de recevoir leur bulletin de vote et d’être aiguillés sur un site web qui présente les débats entre les candidats. Les votants peuvent ainsi être informés à domicile, sans être publiquement identifiés.
Le dispositif de Chaum permet aussi aux votants de contrôler que leurs choix sont enregistrés correctement. Dans l’hypothèse où l’on adopterait le principe du vote par un groupe limité d’individus, cette possibilité de contrôle serait importante pour légitimer la procédure. Notons que ce dispositif a été testé en vraie grandeur, lors de deux élections municipales en 2009 et 2011, dans la ville de Takoma Park, Maryland, qui compte un peu moins de 17.000 habitants.
Par conséquent, le principe défendu par Fishkin pourrait être mis en place avec une technologie qui rendrait fiable le vote d’un groupe d’individus en nombre limité, se substituant au suffrage universel. Le professeur de Stanford insiste sur le fait que son système améliorerait le fonctionnement démocratique de l’élection, parce qu’il permettrait de faire apparaître des courants d’opinions qui sont sous-représentés et n’arrivent pas à s’exprimer lors des votes.
Mais le principe même de ce suffrage limité à un échantillon n’est-il pas contraire à la légitimité démocratique ? Pas selon Fishkin, qui rapproche son projet du « Conseil des 500 » (ou « Boulè ») en vigueur dans la démocratie athénienne de l’Antiquité. Cette assemblée, instaurée par Solon en 594 avant notre ère, siégeait de manière permanente. Ses membres étaient tirés au sort.
Cependant, Fishkin oublie de rappeler que le rôle de la Boulè se bornait à recueillir les propositions de lois des citoyens afin d’établir l’ordre du jour de l’Ecclesia, l’assemblée souveraine qui exerçait le pouvoir législatif. Or l’Ecclesia, elle, était composée de tous les citoyens, qui avaient le droit de participer aux quarante réunions annuelles de l’assemblée. Et de voter, à main levée ou à bulletins secrets.
C’était donc bien un principe de suffrage universel qui fondait la démocratie athénienne, contrariement à ce que suggère Fishkin. En pratique, cela ne fonctionnait pas parfaitement, loin de là : les réunions auraient dû compter jusqu’à 40.000 participants, mais leur nombre ne dépassait généralement pas 6000. Aristophane s’est d’ailleurs plu à ironiser sur l’absentéisme de ses concitoyens…
En somme, le problème de la faible participation des électeurs ne date pas d’hier. Même la cité athénienne en souffrait, ce qui ne l’empêche pas d’être considérée comme le berceau et le modèle de notre démocratie.
Cela relativise la démarche de James Fishkin et David Chaum : les problèmes qu’ils dénoncent sont certes bien réels, mais ils ont toujours existé. La démocratie athénienne que Fishkin cite comme modèle n’était sans doute pas meilleure que celles d’aujourd’hui, surtout si l’on considère qu’il s’agissait alors de décider pour 340.000 Athéniens et non pour 65 millions de Français ou 313 millions d’Américains.
L’idée de la « démocratie délibérative » de Fishkin n’en reste pas moins intéressante, même si elle semble difficile à appliquer telle quelle. Peut-être devrait-on associer le suffrage universel au système délibératif de Fishkin : créer une version moderne de la Boulè, sous forme d’un groupe représentatif qui définirait l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, ou les questions à soumettre au référendum ? Entre les représentants du peuple, élus au suffrage universel, et le citoyen individuel, pourrait-on bénéficier de l’apport d’un sous-groupe informé, d’un échantillon représentatif susceptible de relayer les nuances de l’opinion publique ? La réflexion est ouverte.